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aucune maladie spéciale. La navette peut encore être lancée par les mains débiles d’un vieillard. Il arrive fréquemment qu’on est obligé de faire aux vieux parens une sorte de violence pour leur imposer l’oisiveté. Ils aiment leur profession ; cela est en quelque sorte dans le sang, c’est la vertu locale et l’une des causes de la supériorité de la fabrique lyonnaise. Ils ont, comme tous les Lyonnais, un sentiment profond de l’indépendance. Ils se croient dégradés en devenant inutiles. On ose à peine leur dire que leur tissu n’est plus assez égal et assez serré, et que le métier qu’ils occupent rapporterait davantage entre des mains plus jeunes et plus actives.

Jusqu’ici nous n’avons point parlé des enfans, des apprenties. Quelques-unes des professions que nous avons successivement passées en revue exigent à peine un apprentissage. Au contraire, on a vu que, pour arriver à être tisseuse, il fallait faire un apprentissage de quatre ans, c’est-à-dire donner son temps et son travail depuis l’âge de treize ans environ jusqu’à dix-sept ou dix-huit. Il y a peu de familles en état de suffire pendant quatre années à l’entretien et à la nourriture d’une enfant dont le travail est improductif. Le nombre de celles qui peuvent racheter deux ans d’apprentissage en payant 4 ou 500 francs est encore plus restreint. L’apprentissage proprement dit ne demande pas plus de six mois pour une fille intelligente et adroite, de sorte que le maître d’atelier profite seul pendant plus de trois ans du travail de la jeune ouvrière. Il est bien clair que, surtout dans les deux dernières années, elle gagne des journées presque complètes, et le prix élevé du rachat montre l’importance des bénéfices réalisés par le maître. Son intérêt est donc de contraindre l’apprentie à travailler énergiquement pendant toutes les heures qu’elle lui doit. L’usage fixe la journée à huit heures; mais très souvent l’apprentie la prolonge de deux heures, et même de quatre, malgré les prescriptions de la loi sur les contrats d’apprentissage, et le bénéfice de ce travail est partagé par moitié entre elle et le maître. Voilà donc une enfant de quatorze ans, à l’âge où la santé des jeunes filles demande tant de ménagemens, livrée à un travail qui épuiserait les forces d’une grande personne, et jusqu’ici la société est désarmée devant un tel abus.

On sait combien on a eu de peine à introduire dans la législation des lois protectrices pour les enfans. En Angleterre, où les usines emploient un si formidable outillage, les manufacturiers ont intérêt à prolonger la durée de la journée pour tirer le plus de parti possible de ces coûteuses machines; ils résistent donc avec énergie à toute limitation des heures de travail. Le premier sir Robert Peel eut plus d’un assaut à livrer avant d’emporter le bill. de 1802, qui limitait le travail des apprentis à douze heures effectives, sur lesquelles devait être pris le temps de l’instruction élémentaire, et