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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/984

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extraordinaire dans laquelle le hasard vient de me réserver un rôle actif. Hier, avant le déjeuner, j’ai reçu avec le premier numéro de mon abonnement au Times une lettre de mon homme d’affaires qui m’appelait immédiatement à Paris, et, après un repas pris en toute hâte, je suis monté dans le phaéton pour aller rejoindre à Nogent le train direct de Mulhouse. Les deux petits gris firent merveille, et j’arrivai à la station en même temps que le convoi. Au moment où un homme du train mettait la main à mon intention sur la poignée d’une portière, l’unique voyageur du compartiment désigné, un homme d’un âge avancé, d’une belle et imposante figure, demanda à mon introducteur, avec un accent qui ne laissait aucun doute sur sa nationalité, s’il n’y aurait pas moyen d’acheter une feuille du jour. — Vous aurez des journaux à Montereau, comme je vous l’ai dit quatre fois depuis ce matin, cria le conducteur du ton d’un homme fatigué de répondre à des questions oiseuses, et le convoi se remit en marche. Si ce court dialogue m’avait fait reconnaître dans mon voisin un Russe, un Chinois, je n’aurais certes pas manqué, bon compagnon comme je me pique de l’être, de lui offrir de partager avec moi les feuilles du Times qui se trouvaient dans mon paletot; mais les quelques paroles lancées au conducteur ne pouvaient sortir que d’une bouche anglaise : or je sais par expérience qu’il faut se garder de faire à messieurs nos voisins, sans introduction préalable, des avances premières qui peuvent ne pas être toujours appréciées à leur juste valeur. Bien résolu donc, cette fois du moins, à ne pas pécher par excès d’urbanité, je m’accoudai dans mon coin, et fus bientôt perdu dans les colonnes du journal anglais; mais j’avais trop présumé de mon savoir : à peine eus-je parcouru de l’œil les premières lignes d’une correspondance indienne, qu’il me fallut reconnaître, à ma grande confusion, que, faute d’un pocket dictionary, il était parfaitement inutile que je continuasse ma lecture. Sans poursuivre donc plus longtemps un travail stérile, je déposai le volumineux journal à côté de moi, et entamai résolument l’examen des dossiers de l’affaire qui m’appelait à Paris, non sans savourer de temps à autre du coin de l’œil la gêne de mon voisin, qui, partagé entre le désir de posséder la feuille et l’embarras de demander une faveur à un inconnu, attachait sur le journal des regards pleins de convoitise.

Nous arrivâmes ainsi sans mot dire à Montereau. Le train n’était pas encore arrêté, que mon compagnon avait passé la tête à la portière, et appelait du geste et de la voix le débitant de feuilles publiques. L’honnête négociant avait dû faire pleine recette, car il ne put offrir à l’étranger que des publications illustrées et un assortiment varié d’almanachs. Ce n’était pas assez sans doute pour satisfaire