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sa curiosité, car il se renfonça dans son coin en se frappant le front d’un geste plein d’impatience. Sa noble figure révélait une si profonde anxiété, que je n’eus pas le courage de continuer plus longtemps cette maussade plaisanterie, et, saisissant le Times de la main droite, j’invitai le vieillard à en prendre lecture. Le tremblement nerveux avec lequel ses doigts déplièrent les feuilles du journal, l’ardeur fiévreuse de son regard, disaient assez les anxiétés qui agitaient son âme. Tout honteux d’avoir tant tardé à me décider à cette démarche courtoise, je repris, pour cacher ma confusion, avec un nouvel acharnement l’étude de mes paperasses, dont quelques-unes n’étaient pas dénuées d’intérêt. A l’arrêt de la station voisine, lorsque pour la première fois je quittai mon dossier du regard, un spectacle que je n’oublierai jamais s’offrit à ma vue. Mon voisin, le nez sur le papier, dévorait des yeux, dans toute l’acception du mot, un passage imprimé au bas du journal en petit caractère. En cet instant, comme si toute pensée de doute ou d’espoir venait de s’évanouir dans son cœur, les feuilles s’échappèrent de ses mains, son corps se releva brusquement comme un arc qui se détend, et ses lèvres contractées laissèrent échapper les mots : Oh God,... God,... good God !

Cette scène navrante trouva un puissant écho dans mon cœur. Je pensai immédiatement aux désastres de l’Inde, à ces horribles massacres qui ont désolé tant de familles anglaises, et une voix secrète m’avertit que j’avais à mes côtés un homme cruellement éprouvé dans ses plus chères affections. L’attitude de mon voisin accusait, à ne s’y point méprendre, un cœur brisé par une mortelle douleur. Le corps était campé droit et immobile contre les parois de la voiture, les mains inertes, l’œil fixe et sanguinolent, la respiration saccadée. Je demeurai préoccupé à un tel degré par cet étrange mystère, que le reste du trajet s’accomplit sans que j’eusse conscience du temps. Le train était arrêté depuis quelques instans sous la gare de Paris; mon compagnon demeurait immobile dans son coin, et j’hésitais à rompre le silence et à l’avertir que nous étions arrivés à destination, lorsqu’un valet de pied en petite livrée se présenta respectueusement à la portière. A sa vue, le voyageur parut reprendre ses sens, et, acceptant le bras que lui offrait le nouvel arrivant, descendit les degrés du marchepied. Je les eus bientôt tous deux perdus de vue au milieu de la foule.

Retenu toute la journée dehors par le soin de mes affaires, je ne rentrai au logis que vers minuit. Au milieu des agitations de la journée, le souvenir du drame du chemin de fer était complètement sorti de ma mémoire, lorsque le portier m’annonça qu’un « monsieur âgé » était venu me demander à plusieurs reprises, et avait en