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Insoucians du danger, les voltigeurs se reposaient à l’abri du vieux chêne, causant à demi-voix. Le sergent, fort incertain de la route qu’il devait suivre pour ramener son détachement au village d’où il était parti en pleine nuit, regardait çà et là par-dessus les haies pour tâcher de s’orienter. Apercevant enfin, à mi-côte du vallon, le fermier Jacques Aubin qui labourait son champ, il se dirigea vers lui avec la petite troupe qu’il commandait. — Eh ! brave homme, cria le sergent, en faisant un porte-voix de ses deux mains. Le paysan continua de labourer. Vainement le sergent lui jeta trois fois le même appel ; Jacques Aubin traçait impassiblement son sillon, les deux bras appuyés sur les montans de la charrue, et son fils René piquait les bœufs de la pointe de l’aiguillon. — Mon père, disait tout bas le jeune garçon, les voilà qui viennent, répondez donc.

— Laisse-les venir, répliquait le laboureur ; ils ont de bonnes jambes.

Ils vinrent en effet, les fringans voltigeurs au pied léger. — Paysan, reprit le sergent avec humeur, où sommes-nous ici ?

— Dans la pièce des houssats.

— Arrêtez-vous et répondez-moi mieux que cela ; je ne vous demande pas le nom de votre champ : sommes-nous loin du bourg de *** ?

— Oh ! nenni, à deux petites lieues… Vous n’avez qu’à prendre par le sentier d’en bas, ou bien par celui qui tourne là-haut,… à moins que vous ne préfériez suivre la grand’route… Après cela, comme les chemins sont mauvais, vous auriez aussi bon temps à faire le tour par les Brandes.

— Je crois que tu plaisantes, paysan,… interrompit le militaire.

— Paysan ! dit Jacques Aubin en se redressant avec une certaine dignité, je le suis ; mais j’ai servi, moi aussi, sergent, et dans les temps où ça chauffait… J’étais à Wagram…

— Eh bien ! mon brave, vous savez ce que c’est que des militaires qui ne connaissent pas les chemins…

— Je vous les ai tous dits, en conscience ; il y en a quatre, c’est à vous de choisir.

Le paysan fit signe à son fils de piquer l’attelage un moment arrêté, et les bœufs, inclinant leurs larges fronts, recommencèrent à fouler lentement les guérets, qu’ils effleuraient de leur haleine humide.

— Allons ! dit le sergent, les hommes de ce pays-ci sont comme les chemins, fermés et couverts… A la grâce de Dieu, mes amis ; marchons droit devant nous !

Comme le sous-officier s’éloignait avec son détachement, le bossu Jagut émergeait à grand’peine du fond de l’arbre, où il s’était tenu