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amenés insensiblement à ce résultat que leurs rêveries avaient ambitionné : vivre près l’un de l’autre, s’aimer et ne point faillir. S’étaient-ils donc avoué qu’ils s’aimaient ? Non ; dans les épanchemens de leurs causeries intimes, jamais le mot suprême, comme disent les romances, n’était sorti de leurs lèvres. À quoi bon se le dire ? ne le savaient-ils pas, et la confiance dont Pauline usait avec George n’était-elle pas le résultat de ce singulier compromis qu’elle pouvait s’abandonner sans crainte, parce qu’entre eux le mot amour n’avait jamais été prononcé ? Étrange contradiction du cœur des femmes : quand elle avait reconnu et pour ainsi dire expérimenté l’extrême retenue dont George s’enveloppait, elle s’était livrée sans contrainte à l’attrait qui la poussait vers lui ; elle lui était reconnaissante de ce qu’il avait brisé, à force de loyauté, la barrière dont elle s’était, mentalement du moins, entourée contre lui ; elle avait compris que la prudence était presque injurieuse ; elle l’en remerciait intérieurement et se sentait fière d’avoir si bien su préjuger de l’homme qu’elle aimait. Et cependant plus d’une fois, repassant dans sa mémoire les paroles qu’il lui avait dites, les confidences qu’il lui avait faites, s’étonnant peut-être que cet amour qui se devinait si violent eût la force de rester voilé, Pauline s’était dit avec inquiétude : — Me trompé-je ? est-ce qu’il ne m’aimerait pas ?

Leur vie coulait donc ainsi douce et sereine dans un bonheur négatif et presque nuageux, qui, jusqu’à présent du moins, leur avait suffi. Le monde avait bien un peu regardé d’un œil ironique cette sorte de liaison idéale ; mais ses railleries avaient été forcées de tomber devant l’attitude profondément honnête, grave et placide de Pauline et de George. Seul, M. de Chavry montra une inquiétude qu’il eut quelque peine à calmer. La présence de M. d’Alfarey avait fini par troubler son imperturbable confiance, et, sans se départir des habitudes de galant homme qui étaient de fait sa seule morale, il se sentait parfois au cœur des soupçons dont il ne triomphait pas toujours aussi facilement qu’il l’aurait voulu. Pauline, qui avait assez étudié ce caractère pour en connaître les faiblesses, n’eut recours à aucun faux-fuyant pour rassurer son mari ; elle ne voulut mettre aucun mystère dans une conduite qui pouvait s’en passer, et elle continua de vivre ouvertement sous le regard de M. de Chavry. — Je n’ai rien à cacher, se disait-elle ; s’il me parle, je lui dirai tout. — Elle n’en eut pas besoin, car son mari rendit spontanément à sa vertu un hommage qu’elle ne réclamait pas.

Un soir, après le dîner, George était assis au coin du feu auprès de Pauline ; c’était l’heure où M. de Chavry avait l’habitude d’aller au club. Quand il rentra dans le salon pour dire adieu à sa femme et qu’il vit George près d’elle comme déjà si souvent il l’avait vu, il