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de safran précédaient le soleil, encore éloigné. George, immobile et comme perdu dans une rêverie lointaine, restait assis à la lisière du bois, et regardait la plaine immense qui se déroulait sous ses yeux. De loin en loin, quelques bataillons déjà en marche passaient à travers les champs de maïs, dont ils faisaient onduler les hautes tiges ; une brise fraîche remuait le feuillage des arbres, où les oiseaux éveillés commençaient à chanter. Parmi des prairies plus vertes que des émeraudes, on apercevait les méandres brillans du Nyarad, dont le cours irrégulier s’étendait ici en marécages plantureux, et là se resserrait jusqu’à devenir une sorte de torrent. Couchés pêle-mêle, au hasard de la fatigue, des soldats dormaient, tandis que les chevaux attachés mangeaient, à longueur de licou, l’herbe qu’ils pouvaient atteindre ; l’atmosphère transparente annonçait une de ces belles journées de juillet qui sont comme des fêtes lumineuses que le soleil donne à la terre. Au-dessus des montagnes qui enclavaient la plaine et fermaient l’horizon, un vol de cigognes voyageait dans le ciel. George le suivait instinctivement des yeux, et, répondant aux songeries qui l’entraînaient dans un monde extra-humain, faisant à son tour ce vœu de tous les fous et de tous les rêveurs, il se disait : — Ah ! si j’avais des ailes !

Ce calme et cette sérénité montaient vers lui comme une promesse de vie et de bonheur. Avec la nuit, les fantômes s’étaient évanouis ; il pensait à sa jeunesse, à sa force, au flot de vie qui lui montait au cœur ; il pensait à Pauline, aux félicités qu’il entrevoyait, et il sentit de nouveau s’épanouir en lui toutes les belles fleurs de l’espérance.

— Allons, se dit-il, j’ai été fou ; mais on le serait à moins. Vivent le soleil, la nature et l’amour !

Il allait rejoindre Ladislas et le réveiller, lorsqu’une longue lueur éclata tout à coup, et une formidable canonnade déchira l’air. Chacun se leva en sursaut ; on sonnait le boute-selle, les tambours battaient, les cris de commandement retentissaient partout à la fois. Au milieu du tumulte, la bande des bohémiens apparut en désordre, chassant en grande hâte ses maigres chevaux et ses chèvres. Mezaamet courut à George : — Ce sont les impériaux et les Russes, dit-elle ; venez avec nous, nous vous cacherons.

George, effroyablement pâle, regarda autour de lui ; il aperçut Ladislas, qui, tout en ceignant son sabre, lui faisait un signe de la tête comme pour lui dire : « Me voilà ! »

— Va-t’en, démon ! cria George à Mezaamet en la repoussant.

La petite bohémienne revint vers lui, prit sa main avec une soumission d’esclave, y posa ses lèvres et se mit à courir pour rejoindre les zingari, qui s’éloignaient rapidement.