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La canonnade continuait ; des officiers passaient au galop en donnant des ordres ; George et Ladislas étaient à cheval, côte à côte.

— Est-ce donc une bataille ? demanda George.

— J’espère que non, répondit Ladislas à voix basse, car nous serions perdus ; ce n’est peut-être qu’une escarmouche qui s’annonce avec trop de fracas.

Hélas ! ce n’était pas une escarmouche : les Autrichiens et les Russes, Haynau et Paniutine, attaquaient l’armée hongroise.

— Il faut savoir à quoi s’en tenir, dit Ladislas à George ; restez ici près du bois avec nos cavaliers et attendez-moi. — Il prit sa course, et à travers les batteries qui se mettaient en position, il atteignit promptement le village de Kis-Becskereck, où le général en chef avait passé la nuit. Il revint bientôt avec des ordres qui lui traçaient sa conduite pour la journée.

— Eh bien ! lui dit George avec inquiétude dès qu’il l’aperçut.

— Le vieux D… ne démord pas de son projet, lui répondit Ladislas, et il a raison. Il est résolu à ne point accepter la bataille et à ne combattre que pour assurer sa retraite. L’armée en deux colonnes se dirige sur Temeswar : dès que nous aurons passé les marécages du Nyarad et que nous aurons gagné les bois que protège le canal de Béga, je défie bien toutes les aigles à deux têtes du monde de nous atteindre ; mais jusque-là il faut arrêter l’ennemi. C’est l’affaire de l’artillerie, et non la nôtre ; or nous avons cent soixante-quatre pièces de canon, et nos boulets vont faire leur trouée dans les habits blancs et les capotes vertes.

La petite troupe, composée d’une centaine d’hommes, se mit en marche gravement, au pas. Près d’elle passa un régiment de cavalerie ; sa musique faisait éclater des fanfares comme à la parade et Jouait la marche de Rakoczy. De loin, on se salua du sabre et on échangea des eljen et des hurrah. George avait ce frisson involontaire qui remue les plus impassibles ; le cœur lui battait haut, et semblait retentir comme un écho des lointaines artilleries. Ladislas à ses côtés s’en allait, indifférent en apparence, et sifflait un vieil air galicien, tout en maintenant son cheval, qui s’animait au bruit.

George regardait couler au loin ce ruisseau du Nyarad qui lui semblait à cette heure plus difficile à atteindre qu’un des quatre fleuves sacrés du paradis terrestre ; il pensait que dès que la petite troupe dont il faisait partie en aurait franchi les bords, il y aurait entre elle et l’ennemi une barrière à peu près insurmontable. Il levait parfois les yeux vers les montagnes qui bordaient la plaine, et successivement il voyait apparaître de petites lignes noires et mouvantes du sein desquelles s’échappait bientôt un nuage de fumée blanche éclairée au centre d’une lueur rapide : c’étaient de nou-