Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/505

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la politique commerciale et la question italienne et perdre sur le point auquel il tenait le moins. Tant que le traité de commerce est demeuré exposé à la discussion de la chambre des communes, lord John Russell a mis, autant qu’il l’a pu, l’affaire de Savoie sous le boisseau. Tandis qu’il soumettait aux puissances ses propositions, qui avaient pour objet l’agrandissement du Piémont, il a omis d’ajouter que le corollaire de cet agrandissement était l’annexion de la Savoie à la France. Le traité voté, l’affaire d’Italie à peu près réglée, voilà que lord John inonde la table du speaker de ses dépêches sur la Savoie, et l’on dirait que depuis deux mois et demi il n’a pas employé son temps à autre chose que dissuader la France de s’emparer des Alpes. Cette façon de poursuivre isolément des questions parallèlement engagées, et qui au fond ne sont point sans connexité, est une application ingénieuse du principe économique de la division du travail. C’est, à proprement parler, ce que nos voisins appellent une politique d’expediency ; politique utilitaire et d’expédiens. Tout le monde en Angleterre ne l’approuve pas : l’annexion de la Savoie a excité, il est vrai, généralement chez les Anglais quelque chose qui ressemble au distrust dont lord John nous a oratoirement menacés ; mais au fond tout le monde à peu près imite lord John Russell, et fait passer ses intérêts avant ses sentimens : on l’a bien vu au dernier débat sur le traité de commerce. Un libéral indépendant qui était secrétaire pour l’Irlande sous l’avant-dernier ministère, M. Horsman, a voulu, dans un remarquable discours, porter un jugement d’ensemble sur la politique du cabinet, et rapprocher du traité de commerce la question de Savoie. Son discours a été universellement applaudi ; quand il a fini de parler, pendant deux minutes les applaudissemens de la chambre l’ont empêché de se rasseoir. Au vote pourtant, sa motion a été rejetée par près de 300 voix contre 56.

La position de l’Angleterre est bizarre dans cette affaire de Savoie. Le membre de la chambre des communes qui s’est approprié cette question, M. Kinglake, est à coup sûr un homme d’un éminent mérite : on l’apprendrait par ses discours, lors même qu’on n’aurait pas lu son beau livre sur l’Orient, Eothen[1] ; mais ses interpellations et ses motions jouent de malheur. Perpétuellement remises, elles ont toujours l’air d’être attardées et distancées. Puis, quoiqu’en cette affaire la bourgeoise franchise de M. Bright et l’égoïsme commercial de l’école de Manchester aient eu peu de succès devant la chambre des communes, elles répondent mieux à la position vraie de l’Angleterre que les considérations élevées de M. Kinglake ou les sorties éloquentes de sir Robert Peel. Il y a quelque chose de bizarre à voir l’Angleterre faire tant de bruit à propos de la Savoie, lorsque le Piémont en accorde la cession conditionnelle, lorsque les autres grandes puissances semblent demeurer indifférentes, lorsque les ministres anglais et les chefs de l’opposition déclarent, avec grande raison suivant nous, qu’il ne saurait y

  1. Voyez sur Eothen la Revue du Ier décembre 1845.