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L’Anglais n’est pas moins fort sur la division du temps que sur la division du travail. Il y a pour lui dans la journée les heures occupées et les heures oisives ; il donne les premières aux affaires et les secondes aux plaisirs. Les heures oisives se passent au club en reparties plus ou moins vives, en badinages, en lectures et en délassemens honnêtes. Je n’affirmerai pourtant pas avec quelques essayists que la conversation soit le principal attrait des clubs modernes. Si l’Anglais est le plus clubbable des hommes, selon l’expression de Johnson, ce n’est pas tant parce qu’il aime à parler que parce qu’il a l’art de se taire. Il respecte votre silence, mais il veut que vous respectiez le sien. Où trouverait-on ce qu’on rencontre tous les jours dans les clubs anglais, deux hommes qui se voient tous les matins et tous les soirs, qui passent de longues heures ensemble, et qui n’ouvrent jamais la bouche pour parler de leurs affaires domestiques ? Je me demande d’un autre côté si le succès des clubs britanniques s’appuie bien, comme on le dit, sur un sentiment de sociabilité. Il y a d’autres peuples tout aussi sociables que les Anglais, et chez lesquels l’agrégation des individus ne tarde point à dégénérer en servitude. L’Anglais a l’extrême avantage de rester lui-même au milieu d’un groupe d’amis ou de confrères. Il n’y a pas à craindre qu’il sacrifie jamais sa liberté à aucune considération. Il sait, sans manquer aux convenances, — du moins aux convenances de son pays, — s’isoler au milieu de la foule, vaquer à ses occupations ou à ses goûts, venir et s’en aller quand il lui plaît. Ce qu’il prétend bien qu’on excuse chez lui, il le tolère chez les autres. En un mot, l’Anglais ne s’associe que pour accroître son indépendance avec son bien-être et ses plaisirs, pour fortifier le sentiment du moi et pour mieux dégager son Caractère au sein même de la solidarité des intérêts.

L’institution des club houses a créé dans ces derniers temps un type curieux et tout britannique, le clubman. Pour lui, rien n’existe en dehors du rayon de Pall-Mall, et tout individu qui n’appartient pas à un club n’est pas un homme. Il a fait du club home sa maison, son nid, sa société. S’il n’y couche pas[1], il arrive vers neuf heures du matin et ne se retire qu’après minuit. Là, il reçoit et écrit ses lettres ; là, il fait sa toilette, lit les journaux, se promène de salle en salle ou s’installe à une croisée. Si vous passez durant la journée devant le palais où il a établi son domicile, vous êtes sûr de voir son heureuse figure s’épanouir derrière l’énorme glace qu’encadre un cintre de pierre. De cette fenêtre, il observe en silence, durant des heures et des heures, ce qui se passe, comme il

  1. Au Reform Club et dans quelques autres de ces établissemens, il y a un certain nombre de chambres qu’on loue aux abonnés. Dans presque tous se trouvent des bains ou du moins des salles de toilette avec du savon, des serviettes, des brosses à tête, etc.