Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/957

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
L'ELEGIE DE LA LUNE.

« Pourquoi suis-je la lune ? Qu’ai-je donc fait, Dieu tout-puissant, pour être plus misérable que la plus vile des créatures ? J’aimerais mieux être le dernier des valets dans la fourmilière terrestre que la reine des nuits au haut des deux ; j’aimerais mieux, pauvre mendiante, ramper là-bas sous mes haillons que de trôner ici dans mes vêtemens d’argent ; oui, je préférerais là-bas l’odeur enfumée des tavernes aux parfums qui s’exhalent ici du calice des étoiles. N’ai-je pas droit à la pitié, juge éternel ? Tous les chiens et tous les poètes ne font qu’aboyer après moi. Les lourdauds qui s’étalent dans des pièces de vers, ceux dont le cœur ne bat pas et qui n’ont que des oreilles, s’imaginent que je suis attentive à leurs jérémiades, et que je me désole avec eux par une sympathie volontaire. Je suis pâle, il est vrai, mais ce n’est, pas la douleur qui pâlit mon visage ; je suis pâle de colère quand je vois tous ces ténébreux pleurards, dans les nuits étoilées, venir m’adresser la parole, comme si nous avions jadis gardé les pourceaux ensemble. Quelquefois, je l’avoue, il en vient un qui n’appartient pas à la canaille littéraire, c’est un vrai poète, une vive étincelle jaillie du front de Dieu, et quand son chant retentit, je sens s’épanouir mon cœur et se dilater ma lumière ; mais pour un chanteur de cette espèce, et en attendant qu’il arrive, il y en a des milliers qui me rendent la vie dure. De ces drôles-là, il en pousse derrière chaque buisson. Jamais d’année stérile pour une récolte de ce genre, jamais de morte saison pour ces oiseaux criards. Toutes les nuits, il faut que je me prépare à endurer mon supplice ; quelles angoisses 1 atout instant peut commencer ce concert de crécelles qui viennent me déchirer les oreilles. Tenez, en voici un ! voyez son attitude mélancolique, voyez-le agiter ses bras de singe, comme s’il voulait les jeter loin de lui. Pourquoi cette gesticulation ? Uniquement parce qu’il n’a rien à embrasser. Il pousse de gros soupirs comme un bohémien qui reçoit la bastonnade. Ses veines se gonflent ; son visage devient sombre, toujours plus sombre ; il crie, il a le délire ; il me supplie d’aller dans la chambre de sa bien-aimée et de lui raconter ce qu’elle fait. — Eh bien ! je vais y aller. — Ta bien-aimée, mon ami, exhale une forte odeur de lard ; la voilà qui s’approche du four ; elle porte à sa bouche des pommes de terre cuites sous la cendre ; elle se brûle solidement les lèvres. Ah1 la vilaine grimace qu’elle fait en pleurant ! En vérité, sa figure est bien digne de la tienne… Maintenant que j’ai résolu tous tes doutes, va-t’en d’ici, imbécile, et que le diable t’emporte ! »


Ces poésies, et bien d’autres encore, couraient de bouche en bouche à travers les contrées hongroises. La prédiction de Michel Vörösmarty se confirmait de jour en jour ; Petoefi était décidément le poète le plus populaire de son pays. Aimé des paysans et des lettrés, aussi célèbre dans les campagnes que dans les académies, maître de la jeunesse par ses chansons d’amour et de plus en plus sympathique aux hommes par les accens profonds de ses derniers vers, il avait travaillé au succès de la guerre nationale avant que cette guerre