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aspect frappe vivement le voyageur anglais, habitué à tenir grand compte des signes physiques, à y chercher l’expression visible d’un état social ; M. Russell remarque donc que les jeunes gens ont la poitrine large, les muscles saillans ; du genou à la hanche, les reliefs musculeux sont déprimés, la cuisse semble creuse, les genoux énormes. Les vieillards sont excessivement maigres, plies en deux, affaiblis ; leur peau, sillonnée de rides innombrables, pend de tous côtés en plis flasques, et sous cette enveloppe, en quelque sorte détachée, on voit se mouvoir autour de la charpente osseuse, comme autour d’un squelette, le double jeu des muscles et des nerfs ; on dirait le cuir d’un animal plutôt qu’un épidémie humain.


« Chaque homme, poursuit M. Russell, porte son latee de bambou garni de fer, à l’une des extrémités duquel pend un paquet, et de l’autre invariablement le lotah, le vase de bronze poli qui sert de casserole, de verre à boire, et remplace au besoin le seau des puits, ce qu’indique la longue corde attachée à son anse. Bien pauvre celui dont le lotah est en faïence, et tout pauvre qu’il est, cette économie lui coûte cher, puisqu’après chaque repas, sous peine de souillure, le vase doit être brisé. Ceci vous explique, sous les arbres où se font les haltes de piétons, ces tas de poterie brisée mêlés aux ossemens des animaux de boucherie. Les femmes ont leurs fardeaux, animés et autres. Les premiers, accroupis les jambes croisées sur le fort relief d’une hanche bien accusée, se cramponnent au cou de la personne qui les porte ; les seconds sont posés plus simplement sur l’épaule. Des enfans de tout âge, depuis cinq ans jusqu’à douze, vaguent sur le chemin, prenant leur petite part des travaux de leur famille. Jamais, de ces groupes divers, un regard ami ne se dirige sur la voiture de « l’homme blanc. » Oh ! ce langage des yeux !… qui peut douter de ce qu’il exprime ? qui peut lui donner une fausse interprétation ? J’ai appris de lui seul que notre race, moins généralement redoutée qu’on ne le croit, est en revanche l’objet d’une aversion générale. Plaise au ciel que j’aie mal traduit ! Ces gens en voyage sont merveilleusement sordides et pauvrement vêtus ; mais on m’a déjà charitablement averti que dans l’Inde l’habit ne fait pas le moine. Le climat, ajoute-t-on, rend à peu près superflue toute espèce de vêtement. Une fois dans son intérieur, l’Hindou met bas le plus qu’il peut de ses enveloppes de coton. Voici cependant un « élégant » qui me contre-passe dans son shigram de va-nu-pieds, — un petit hangar roulant très original, espèce d’auge encadrée de bambous, — et il est drapé dans une quantité de châles, noyé dans des vêtemens aux plis nombreux. Cela, paraît-il, ne signifie rien. Ces gens-là aiment à montrer qu’ils sont riches en faisant étalage de leurs cachemires et de leurs tuniques brodées d’or. — Donc, quand ils sont riches, ils se parent de leur mieux ; donc la nudité, les haillons signifient qu’on est pauvre ? — Point, point, cher monsieur ! Vous êtes un griff[1] ; vous ne comprenez encore, rien à ces niggers. »

  1. Griff, abréviation de griffin, griffon, appellation ironique décernée par les vieux Anglo-Indiens à ceux de leurs compatriotes qui font encore l’apprentissage de la vie orientale.