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auraient rendu la Dilkoosha inhabitable. Un édifice pareil devant Sébastopol eût été jeté par terre en moins de douze heures ; c’est ce que se disait M. Russell, réduit à philosopher, n’ayant rien à voir, sur les droits incontestables de la begum, sa légitimité vainement mise en doute par les Anglais, son habileté opiniâtre, les motifs sérieux de sa haine contre la race ingrate qui avait détrôné, oublieuse des immenses services qu’elle leur devait, les souverains héréditaires du royaume d’Oude. Si de temps en temps il sortait de ces méditations profondes, c’était pour catéchiser les généraux et les harceler de ses innombrables questions. Sa curiosité satisfaite et ses dépêches quotidiennes une fois livrées à la poste, il n’avait plus d’autre ressource pour tuer le temps que la bonne chère ou la pêche à la ligne. Ce dernier plaisir, assez fade en lui-même, était relevé par la chance attrayante de servir de cible aux budmashes errans sur la rive gauche de la Goumti. On était fréquemment exposé à périr ainsi, victime d’un affût perfide. Un mot tout exprès avait été forgé pour ce genre de péril : c’était le verbe to pot. Poter quelqu’un voulait dire en 1858, devant Lucknow, le canarder à loisir sans qu’il pût vous apercevoir. Être potted ou empoté, c’était jouer le rôle de ces poupées de tir qu’on s’amuse à mettre en pièces. Nous laissons à de plus savans étymologistes que nous ne le sommes le soin de chercher et le plaisir de trouver une origine rationnelle à cette expression du langage militaire anglo-indien.

Pourtant, le 6 mars, une manœuvre importante avait éclairci les plans ultérieurs du général en chef, qui prit alors la peine de les expliquer, cartes en main, au correspondant du Times. Sur ce pont de bateaux jeté à l’arrière du camp, une division tout entière allait franchir la Goumti. S’élevant ensuite au nord jusqu’au viaduc de Kokraul, ou en d’autres termes jusqu’à la route de Lucknow à Fyzabad, elle se porterait par un à-gauche rapide sur la face nord de la ville assiégée. Côtoyant alors au plus près possible la rivière, dont elle remonterait ainsi le cours, elle devait établir ses batteries de manière à prendre en enfilade les ouvrages extérieurs construits sur la ligne du Vieux-Canal ; en avançant un peu plus à l’ouest, elle pourrait même les prendre à revers. L’extrémité septentrionale de la première ligne de défense, à la fois attaquée de front par sir Colin Campbell et balayée de côté ou même en arrière par les canons de la division détachée, ne pouvait tenir longtemps. Inutile d’ajouter qu’une manœuvre pareille eût été parfaitement insensée en face d’une garnison bien composée et bien commandée, et qu’en isolant de lui un tiers de sa petite armée, sir Colin Campbell se fût exposé à le voir écrasé sans pouvoir lui porter secours[1] ; mais son calcul

  1. C’est ce qui eût pu arriver devant Toulouse à l’une des divisions de l’armée anglaise, que la Garonne, grossie tout à coup, isola pendant deux jours de lord Wellington. Le maréchal Soult a été vivement blâmé par les historiens militaires de n’avoir pas mis cette occasion à profit.