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ou ivrogne. Ce qu’il cherche, c’est l’amusement, non la joie déboutonnée ou le plaisir bestial. Je sais bien qu’il n’est pas sans reproche. Je ne lui confierais pas ma bourse, il oublie trop aisément la distinction du tien et du mien ; surtout je ne lui confierais pas ma femme, il n’est pas net du côté de la délicatesse ; ses escapades au jeu et auprès des dames sentent d’un peu bien près l’aigrefin et le suborneur. Mais j’ai tort d’employer ces grands mots à son endroit ; ils sont trop pesans, ils écrasent une aussi fine et aussi jolie créature. Ces lourds habits d’honneur ou de honte ne peuvent être portés que par des gens sérieux, et Grammont ne prend rien au sérieux, ni les autres, ni lui-même, ni le vice ni la vertu. Passer le temps agréablement, voilà toute son affaire. « On ne s’ennuya plus dans l’armée, dit Hamilton, dès qu’il y fut. » C’est là sa gloire et son objet ; il ne se pique ni se soucie d’autre chose. Son valet le vole : un autre eût fait pendre le coquin ; mais le vol était joli, il garde son drôle. Il partait oubliant d’épouser sa fiancée, on le rattrape à Douvres : il revient, épouse ; l’histoire était plaisante, il ne demande rien de mieux. Un jour, étant sans le sou, il détrousse au jeu le comte de Caméran. « Est-ce qu’après la figure qu’il a faite il peut plier bagage comme un croquant ? Non pas, il a des sentimens, il soutiendra l’honneur de la France. » Le badinage couvre ici la tricherie ; au fond, il n’a pas d’idées bien claires sur la propriété. Il régale Caméran avec l’argent de Caméran. Caméran eût-il mieux fait, ou autrement ? Peu importe que son argent soit dans la poche de Grammont ou dans la sienne : le point important est gagné, puisqu’on s’est amusé à le prendre et qu’on s’amuse à le dépenser. L’odieux et l’ignoble disparaissent de la vie ainsi entendue. S’il fait sa cour, soyez sûr que ce n’est point à genoux : une âme si vive ne s’affaisse point sous le respect ; l’esprit le met de niveau avec les plus grands ; sous prétexte d’amuser le roi, il lui dit des vérités vraies. S’il tombe à Londres au milieu des scandales, il n’y enfonce point ; il y glisse sur la pointe du pied, si lestement, qu’il ne garde pas de boue. On n’aperçoit plus sous ses récits les angoisses et les brutalités que les événemens recèlent ; le conte file prestement, éveillant un sourire, puis un autre, puis encore un autre, si bien que l’esprit tout entier est emmené, d’un mouvement agile et facile, du côté de la belle humeur. À table, Grammont ne s’empiffrera pas, au jeu, il ne deviendra pas furieux ; devant sa maîtresse, il ne lâchera pas de gros mots ; dans les duels, il ne haïra pas son adversaire. L’esprit français est comme le vin français : il ne rend les gens ni brutaux, ni méchans, ni tristes. Telle est la source de cet agrément. Les soupers ne détruisent ici ni la finesse, ni la bonté, ni le plaisir. Le libertin reste sociable, poli et prévenant ; sa gaieté n’est complète que par la gaieté des autres ; il s’occupe d’eux pour s’occuper de lui-même,