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et, par surcroît, il reste alerte et dispos d’intelligence ; les saillies, les traits brillans, les tours heureux pétillent sur ses lèvres ; il pense à table et en compagnie quelquefois mieux que seul ou à jeun. Vous voyez bien qu’ici le débauché n’opprime pas l’homme ; Grammont dirait qu’il l’achève, et que l’esprit, le cœur, les sens, ne trouvent leur perfection et leur joie que dans l’élégance et l’entrain d’un souper choisi.

Tout au rebours en Angleterre. Si on gratte la morale qui sert d’enveloppe, la brute apparaît dans sa violence et sa laideur. Un de leurs hommes d’état disait que chez nous la populace lâchée se laisserait conduire par les mots d’humanité et d’honneur, mais que chez eux, pour l’apaiser, il faudrait lui jeter de la viande crue. L’injure, le sang, l’orgie, voilà la pâture où se rua cette populace de nobles. Tout ce qui excuse un carnaval y manque, et d’abord l’esprit. Trois ans après le retour du roi, Butler publie son Hudibras, avec quels applaudissemens, les contemporains seuls peuvent le dire, et le retentissement s’en est prolongé jusqu’à nous. Si vous saviez comme l’esprit en est bas, avec quelle maladresse et dans quelles balourdises il délaie sa farce vindicative ! Çà et là subsiste une image heureuse, débris de la poésie qui vient de périr ; mais tout le tissu de l’œuvre semble d’un Scarron, aussi ignoble que l’autre et plus méchant. Cela est imité, dit-on, de Don Quichotte ; Hudibras est un chevalier puritain qui va, comme l’autre, redresser les torts et embourser des gourmades. Dites plutôt que cela ressemble à la misérable contrefaçon d’Avellaneda. Le petit vers bouffon trotte indéfiniment de son pas boiteux, clapotant dans la boue qu’il affectionne, aussi sale et aussi plat que dans l’Enéide travestie. La peinture d’Hudibras et de son cheval dure un chant presque entier ; quarante vers sont dépensés à décrire sa barbe, quarante autres à décrire ses culottes. D’interminables discussions scolastiques, des disputes aussi prolongées que celles des puritains, étendent leurs landes et leurs épines sur toute une moitié du poème. Point d’action, point de naturel, partout des satires avortées, de grosses caricatures ; ni art, ni mesure, ni goût, le style puritain transformé en un baragouin absurde, la rancune enfiellée manquant son but par son excès même, et défigurant le portrait qu’elle veut tracer. Croiriez-vous qu’un tel écrivain fait le joli, qu’il veut égayer, qu’il prétend être agréable ? La belle raillerie que ce trait sur la barbe d’Hudibras ! « Ce météore chevelu dénonçait la chute des sceptres et des couronnes ; par son symbole lugubre, il figurait le déclin des gouvernemens, et sa bêche[1] hiéroglyphique disait que son tombeau et celui de l’état étaient creusés. » Il est si content de cette gaieté insipide qu’il la prolonge pendant

  1. Cette barbe était taillée en bêche.