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dix vers encore. La bêtise croît à mesure qu’on avance. Se peut-il qu’on ait trouvé plaisantes des gentillesses comme celles-ci : « Son épée avait pour page une dague, qui était un peu petite pour son âge, et en conséquence l’accompagnait en la façon dont les nains suivaient les chevaliers errans. C’était un poignard de service, bon pour la corvée et pour le combat ; quand il avait crevé une poitrine ou une tête, il servait à nettoyer les souliers ou à planter des oignons. » Tout tourne au trivial ; si quelque beauté se présente, le burlesque la salit. À voir ces longs détails de cuisine, ces plaisanteries rampantes et crues, on croit avoir affaire à un amuseur des halles ; ainsi parlent les charlatans des ponts quand ils approprient leur imagination et leur langage aux habitudes des tavernes et des taudis. L’ordure s’y trouve, et la canaille rit quand le bateleur fait allusion aux ignominies de la vie privée. Voilà le grotesque dont les courtisans de la restauration ont fait leurs délices ; leur rancune et leur grossièreté se sont complu au spectacle de ces marionnettes criardes ; d’ici à travers deux siècles, on entend le gros rire de cet auditoire de laquais.

Charles II à table faisait orgueilleusement remarquer à Grammont que ses officiers le servaient à genoux. Ils faisaient bien, c’était là leur vraie posture. Le grand-chancelier Clarendon, un des hommes les plus honorés et des plus honnêtes de la cour, apprend à l’improviste, en plein conseil, que sa fille Anne est grosse des œuvres du duc d’York, et que ce duc, frère du roi, lui a promis mariage. Voici les paroles de ce tendre père ; il a pris soin lui-même de nous les transmettre. « Le chancelier[1] s’emporta avec une excessive colère contre la perversité de sa fille et dit avec toute la véhémence imaginable qu’aussitôt qu’il serait chez lui, il la mettrait à la porte comme une prostituée, lui déclarant qu’elle eût à se pourvoir comme elle pourrait, et qu’il ne la reverrait jamais. » Remarquez que ce grand homme avait reçu la nouvelle par surprise chez le roi, et qu’il trouvait du premier coup ces accens généreux et paternels. « Il ajouta qu’il aimerait beaucoup mieux que sa fille fût la catin du duc que de la voir sa femme. » N’est-ce pas héroïque ? Mais laissons-le parler. Un cœur si noblement monarchique peut seul se surpasser lui-même. « Il était prêt à donner un avis positif, et il espérait que leurs seigneuries se joindraient à lui pour que le roi fît à l’instant envoyer la femme à la Tour, où elle serait jetée dans un cachot, sous une garde si stricte que nulle personne vivante ne pût être admise auprès d’elle, qu’aussitôt après on présenterait un acte au parlement pour lui faire couper la tête, que non-seulement il y donnerait son consentement, mais qu’il serait le premier à le proposer. »

  1. Mémoires de Clarendon, t. II, p. 65.