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Citons encore du même poète une charmante légende intitulée la Voyageuse. C’est l’une des imitations les plus heureuses qui aient été faites de la manière originale et naïve des bardes populaires. Elle rappelle complètement le style de ces derniers, et servira d’introduction naturelle, de prologue, si l’on veut, au tableau de la première période littéraire qui a succédé au temps où les improvisateurs étaient les seuls représentans de la poésie hellénique.


« Jeune fille aux cheveux d’or, aux épaules d’albâtre, où vas-tu par ce chemin désert ? Il est minuit ; ne sais-tu pas qu’à cette heure les esprits se promènent, que les fées glissent sur la prairie, et que les néréides[1] dansent sur la montagne ?

« — Si les néréides dansent à cette heure, qu’elles dansent ! Ce n’est point elles que je cherche. Vous qui passez, n’avez-vous point vu mon bien-aimé sur les chemins que vous avez suivis ?

« — Et quand nous l’aurions vu, ton bien-aimé, sur les chemins que nous avons suivis, à quoi donc aurions-nous pu le reconnaître ?

« — Il était grand, élancé ; il était jeune, beau comme le soleil du printemps ; son sourire était doux comme une journée de mai ; il chantait sur sa lyre comme le rossignol. Il avait le miel sur sa bouche, l’amour dans ses yeux, la valeur dans son âme, et moi dans son cœur. Ensemble nous avons passé des années de joie et de bonheur, pareils aux inséparables tourterelles ! Un jour, il m’a dit : « Viens auprès de moi, laisse-moi t’embrasser ; il faut nous quitter. Vois-tu là-bas ? Les balles pleuvent comme la grêle, le choc des épées retentit. Ce bruit m’appelle. Regarde ces pallikares, ils dansent leur danse guerrière ; c’est moi qu’ils attendent pour conduire leur chœur sauvage. Écoute ces femmes, ces enfans qui gémissent ; c’est moi qu’ils attendent pour les venger.

« — Ainsi, mon fidèle, tu pars ! Tu pars et tu me laisses ! Tu rencontreras d’autres belles ; tu en aimeras une autre, et moi, tu m’oublieras !

« — Ne pleure pas, mon enfant ; penche ton front sur mes lèvres ; laisse-moi t’embrasser. Adieu, porte-toi bien. Je te serai fidèle jusqu’à ce que je meure. Lorsque les neiges seront tombées trois fois, et que trois fois elles auront fondu, tu entendras mes pas, tu entendras ma voix ; et tu seras sur mon cœur.

« Et il partit. Trois fois la neige est tombée, elle a fondu trois fois, et j’ai pleuré pendant trois années sombres et malheureuses. Je ne l’ai pas entendu, je ne l’ai pas revu. Et maintenant, je parcours les montagnes, les plaines, les jardins, les déserts. Voyageurs qui m’écoutez avec des larmes dans vos yeux, n’y a-t-il plus d’espoir ? S’il n’y en a plus, donnez-moi la mort. Voyageurs qui jouissez des délices de la route, oh ! dites-moi où vous l’avez vu ? Si vous l’avez vu à quelque fête, je cours l’y rejoindre ; si vous l’avez vu dans la tombe, je veux m’y coucher près de lui.

  1. Les Grecs modernes appellent néréides ou neraïdes non-seulement les esprits des eaux, mais encore ceux qui fréquentent les lieux élevés. Les paysans du Magne et de la Laconie par exemple croient que les cimes du Taygète sont le séjour de trois femmes surnaturelles qui apparaissent parfois au moment des orages, et qu’ils appellent néréides.