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dont le spectacle nous emporte si facilement vers les hautes régions de l’idéal et de l’infini, exerce sur les Grecs une influence profonde : ils l’aiment avec passion, ils en jouissent avec ivresse ; mais ici les sensations dominent encore la pensée : ils s’arrêtent à l’admiration de la beauté visible, et leur esprit ne franchit pas la limite des horizons terrestres. Leurs poètes excellent dans le récit et la description ; ils savent encadrer en de magiques paysages les curieux épisodes de leur histoire, ou les légendes merveilleuses empruntées aux superstitions et aux traditions populaires ; ils affectionnent les teintes chaudes et colorées dont la splendide lumière qui éclaire le ciel de la Grèce leur a livré le secret ; ils attachent un prix souvent exagéré à la perfection matérielle du vers et à l’harmonie des périodes. Doit-on s’en étonner ? La langue d’Homère et de Platon, si riche, si sonore, si prosodique, si mélodieusement accentuée, ne semble-t-elle pas bien faite pour leur inspirer le culte de la forme et les entraîner à la recherche souvent exclusive d’Une harmonie toute musicale ? Dans une pièce fugitive, Pensées de solitude[1], un des poètes les plus aimés de la Grèce moderne, M. Rizo Rangabé, a néanmoins laissé échapper quelques accens empreints d’une religieuse émotion et d’une véritable mélancolie. Voici cette page, la seule de ce genre qui soit tombée sous nos yeux :


« A peine la lune a-t-elle doré nos pâles horizons, que je m’enfuis dans les déserts, loin des hommes et des cités bruyantes. La nature, livre sublime sorti de la main de Dieu, déroule ses pages à mes yeux, et, le cœur plein d’un trouble mystérieux, je contemple la terre solitaire et le ciel paisible.

« O Nature, lorsque, le soir, tu rejettes amoureusement le voile qui dérobe aux regards profanes tes vénérables beautés, quelle heure magique, quelle harmonie, quelle joie pour tes austères amans !

« Avec quelles extases pieuses mon âme, perdue dans le vague éther, comprend alors ce réciproque amour qui fait que les astres gravitent les uns vers les autres, et que le nuage s’endort tranquille sur le sein frémissant des mers !

« Oui, un lien ineffable unit la créature au Créateur. La forêt qui tressaille, le lac qui sommeille, le torrent qui gronde, le zéphyr qui passe, tout a sa voix dans l’hymne de l’universelle harmonie. Quant à moi, discordance plaintive, rhythme inutile et déplacé dans ce concert immense, je suis au sein de l’immortel chef-d’œuvre comme un membre retranché, triste, seul, étranger au mouvement qui entraîne tout autour de moi, semblable au miroir des eaux qui reflète les vapeurs colorées de l’air, les feuilles des forêts, les fleurs du printemps, et qui n’a par lui-même ni forme ni couleur. »

  1. Poésies diverses, par A. Rizo Rangabé, Athènes, 1859, chez André Coromylas, tome Ier, p. 245.