Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/23

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je voudrais pouvoir souhaiter avec impatience, c’est d’aimer tendrement ce monsieur que je ne connais pas ; mais il n’y a pas à dire, Lise, je ne sens rien pour lui, et je suis obligée de me forcer pour reconnaître toutes ses belles qualités. Sais-tu que si cela continuait, je serais la plus malheureuse des femmes, et qu’il vaudrait mieux m’attacher à une meule et me jeter dans le Trou-d’Enfer ?

Elle ne dormit guère cette nuit-là, et rêva qu’elle voyait Sept-Épées triste et malade ; puis elle le vit mort, et eut si peur de ce cauchemar qu’elle se releva, ralluma sa lampe et relut la lettre qu’il lui avait écrite. Ses paroles exprimaient la tranquillité, presque le contentement ; mais, à force de retourner ce papier, il lui sembla qu’on avait pleuré dessus et que l’adresse était tracée d’une main convulsive. Le soupçon de la vérité s’empara de son esprit, et dès le petit jour elle courut à la baraque.

Elle interrogea Sans-Peur, qui, malgré ses promesses de discrétion, ne sut pas résister à son ascendant et lui avoua que Sept-Épées était parti comme un homme qui fait plus qu’il ne peut, et qui est près de succomber au désespoir. Elle entra aussitôt dans le petit bureau de l’usine et écrivit à Sept-Épées :

« Mon cher voisin, pour répondre à l’honneur de votre estimable lettre, je vous dirai que votre parrain se porte bien, et que j’ai pour lui tous les soins qui dépendent de moi. Ce que j’en fais est par amitié pour vous autant que pour lui, car vous êtes deux personnes à qui l’on doit porter estime. Je souhaite que vos affaires aillent à votre contentement. Le mien est de rester comme je suis, car vous savez que je n’ai pas encore pris l’idée du mariage. J’ai le temps d’y penser, vous de même. Et en attendant, je suis votre amie et votre camarade pour la vie.

« Jeanne-Antoinette Gaucher. »

Elle cacheta, mit l’adresse et retourna à la ville, où elle commença par jeter sa lettre à la poste, afin de ne plus s’en dédire, et, soulagée comme d’un remords, elle attendit plus tranquillement l’entrevue avec M. Anthime.



XII.


Sept-Épées ne reçut pas la lettre de Tonine. Il avait daté du lieu où il se trouvait celle qu’il lui avait écrite, et il était parti le lendemain, incertain de la route qu’il prendrait, n’ayant d’autre idée que celle de s’éloigner et de se faire oublier pendant quelque temps. D’ailleurs il ne comptait nullement sur une réponse, et il sentait que, pour garder son courage, il lui fallait ignorer ce qui pendant ce temps-là devait se passer à la Ville-Noire.