Sa petite bourse ne pouvait le mener bien longtemps : aussi songea-t-il bientôt à s’embaucher dans quelque fabrique pour gagner de quoi continuer son voyage, car il était décidé à aller loin et à mettre à profit pour son instruction cet exil volontaire. Il s’arrêta donc dans la première ville d’industrie qu’il rencontra, y travailla quelques semaines, et repartit pour une autre grande ville, curieux d’étudier son état sur une plus vaste échelle qu’il n’avait encore pu le faire, et de s’y perfectionner par l’essai de diverses pratiques.
Ayant ainsi voyagé, essayé et observé pendant plusieurs mois, il reçut, un peu grâce au hasard, une lettre de Gaucher, qui lui donnait de bonnes nouvelles de son parrain et de sa fabrique. Le parrain se portait à merveille et la fabrique donnait de petits résultats bien soutenus dans la mesure d’une progression satisfaisante. D’après les chiffres, Sept-Épées reconnut que Va-sans-Peur faisait beaucoup mieux ses affaires qu’il n’avait su les faire lui-même, et ceci le confirma dans les réflexions qui s’étaient présentées à lui plus d’une fois déjà depuis qu’il était en voyage : à savoir que la petite propriété ne peut prospérer avec de petits moyens, sans beaucoup de ténacité, de résignation et de parcimonie. Les gens à imagination vive, toujours épris de la pensée du progrès rapide, ne s’avouent pas assez qu’avec peu on fait peu, et le découragement les gagne fatalement. Ardent et inquiet, concevant toujours le mieux, et toujours paralysé par le manque d’argent, Sept-Épées était beaucoup moins apte à régir ses minces intérêts que l’irréfléchi et obstiné Va-sans-Peur. Celui-ci poussait son sillon comme le bœuf qui fait sa tâche sans calculer celle du lendemain. Ne sachant pas lire, il n’écrivait rien, mais il se rappelait tout avec l’exactitude miraculeuse des cerveaux incultes qui ne comptent que sur eux-mêmes. Aucun tourment d’imagination ou d’amour-propre ne le détournait de son but. Bref, entre ses mains l’usine présentait un petit revenu net et à peu près sûr. En espérant doubler le capital en peu d’années, Sept-Épées avait compté sur ces miracles que l’orgueil caresse, mais qui ne se réalisent presque jamais par des moyens scrupuleux et prudens.
En voyant le cours des choses humaines et supputant les chances commerciales partout où il passait, l’armurier, désormais plus rassis et plus expérimenté, arrivait à se convaincre qu’il n’avait pas fait un mauvais placement de ses économies, mais qu’il n’achèterait jamais une maison peinte et un parc fleuri dans la ville haute, déception qui n’était pas nouvelle pour lui et qui ne le préoccupait plus par elle-même, mais qui s’enchaînait au repentir et au regret de n’avoir pas épousé Tonine. Il pensait avec amertume au bonheur de Gaucher, qui, vivant pour les objets de son ardente affection, avait