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qui rouvre à chaque instant les blessures de son cœur, l’infortuné novice se sauve au sein des solitudes les plus inaccessibles du Parnasse, où il meurt bientôt de douleur, de froid et de faim.

Le talent de M. Orphanidis se montre plus sûr et plus élevé dans un autre poème en cinq chants, Chios esclave[1]. Le premier il a célébré l’héroïsme et les infortunes des îles, qui jusque-là tenaient fort peu de place dans la poésie grecque, et n’avaient guère inspiré qu’un petit nombre d’improvisations en l’honneur de Canaris et de Miaoulis. De toutes les îles de la Grèce, Chios est assurément la plus belle ; elle n’a jamais cessé d’être aussi la plus malheureuse. Rien n’égale la douceur de son climat, la fertilité de son sol, la richesse et la variété de ses produits, la grandeur et la grâce de ses paysages ; mais que de calamités et de désastres ont de tout temps accablé cette contrée enchanteresse, que les Grecs appellent encore un paradis terrestre, malgré les maux qu’ils y ont soufferts ! Voyant la silhouette de Chios se dresser du sein de la mer par un matin d’été près du golfe de Smyrne, nous regrettions de passer si vite devant cette côte séduisante. — N’y allez jamais, nous dit un Smyrniote assis près de nous ; mieux vaut la voir de loin ; à l’intérieur, vous ne rencontreriez que des Turcs et des ruines. — Cette pensée semble avoir dicté l’invocation suivante par laquelle M. Orphanidis ouvre son poème :


« Près des côtes de l’Asie-Mineure, non loin de Smyrne l’heureuse, le nautonier rencontre une île transparente que baigne une atmosphère embaumée. Lorsque la mer et les monts font silence, de mystérieuses paroles et de vagues rumeurs vous viennent de son rivage ; cependant les dangereuses sirènes n’y ont point fixé leur séjour.

« Salut, Chios ! Si tu n’es pas le berceau d’Homère, c’est chez toi du moins qu’il a placé l’Olympe. Saisi d’un saint respect, j’ai baisé la pierre où s’est reposé le génie de l’antique Grèce[2], et, dans le calme de la nuit, mon oreille attentive a cru distinguer, à travers les bruits harmonieux et confus de la nature, le vieil écho des paroles du divin aveugle.

« Salut, Chios ! patrie des fleurs, fille charmante de la mer ! un sang innocent a trop souvent arrosé ton sein fécond et béni ; entre les fentes de tes pierres, on trouve des ossemens de martyrs. O toi, voyageur qui cingles vers ce beau rivage, contente-toi d’en aspirer de loin les parfums ; n’y descends pas, car tout ce que tu verrais déchirerait ton cœur. »


Le sujet du poème est un épisode de la domination génoise, qui dura de 1346 à 1566, époque à laquelle les Turcs y mirent fin. Pendant ces deux siècles, les Génois se montrèrent presque aussi cruels que le furent ensuite leurs barbares successeurs. La famille des

  1. Athènes, 1858.
  2. A une heure environ de la capitale de Chios, on montre près de la mer un rocher qui porte le nom de pierre ou école d’Homère. Les Chiotes prétendent que le chantre des dieux enseignait et lisait ses poèmes au peuple du haut de ce rocher.