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Giustiniani se distingua surtout par la dureté du joug qu’elle imposa aux Chiotes. Ces derniers tentèrent plus d’une fois de secouer cette domination. Une année, ils formèrent le projet de massacrer tous les étrangers le jour de Pâques[1], au moment où, suivant un usage qui n’a pas cessé d’exister, le peuple va baiser la main de ses archontes et leur souhaiter une longue et prospère existence, en répétant Xριστός άνέστη, le Christ est ressuscité, paroles sacramentelles que les Grecs ne manquent jamais ce jour-là de prononcer en s’abordant. L’un des conjurés livra le secret du complot, et les Génois se vengèrent par les plus terribles supplices. Les vieilles chroniques et les traditions populaires de l’île retentissent de ce sanglant épisode ; elles prétendent que les conspirateurs furent trahis, non par l’un d’entre eux, mais par une jeune fille amoureuse d’un Giustiniani. Cette donnée ouvrait à la poésie un champ fertile en péripéties dramatiques. M. Orphanidis s’en est emparé avec succès. Chios esclave est une épopée courte, sobre, nerveuse, remplie d’un intérêt savamment ménagé, de situations tragiques et de physionomies bien dessinées. Les personnages qui se meuvent à travers les cinq chants dont elle se compose sortent enfin du moule exclusivement klephtique dans lequel les héros de la poésie grecque sont à peu près tous uniformément coulés, Isidore s’est condamné de bonne heure à l’exil pour fuir le spectacle des maux soufferts par sa patrie ; suivant l’usage grec, il s’était fiancé, avant de partir, avec une enfant, la fille du vieux Mynas, l’un des habitans les plus riches et les plus influens de l’île. Au bout de neuf ans, il revient secrètement pour délivrer son pays et épouser ensuite celle dont il se croit toujours aimé, mais le temps de son absence a effacé son souvenir du cœur de l’oublieuse enfant : il la retrouve assise auprès de Jean Giustiniani, le neveu même du tyran, du gouverneur Pierre. Désormais Isidore aspire non-seulement à chasser l’oppresseur, mais à venger sa propre injure ; il veut frapper du même coup et le tyran et le séducteur. Marie, la fille du vieux Mynas, n’est plus la femme

  1. La fête de Pâques est en Grèce la plus solennelle de l’année. Suivant la foi superstitieuse des Grecs, la nuit qui la précède est d’un heureux augure ; elle ramène avec elle toutes les joies du printemps, et elle dissipe les influences pernicieuses des nuits sombres et néfastes de l’hiver. Le peuple la passe en prières, assemblé dans les églises. Aussitôt que le prêtre a annoncé la résurrection du Christ, les rues se remplissent d’une foule qui manifeste bruyamment sa joie, et décharge en l’air toute sorte d’armes à feu, tellement qu’on se croirait au milieu d’une émeute plutôt que d’une fête populaire. À ces réjouissances publiques se joignent celles de la famille ; les discordes cessent, et les ennemis réconciliés viennent autour d’une même table manger l’agneau pascal : réconciliations quelquefois durables, souvent éphémères, car la vengeance est une passion fortement enracinée dans le cœur des Grecs. Autrefois les Turcs relâchaient pour ce jour-là leurs prisonniers, et leur permettaient d’aller célébrer la pâque au sein de leur famille.