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Dès le lendemain, les exécutions commencèrent ; la place publique fut environnée de potences. Marie put être témoin du supplice de son père sans qu’une larme s’échappât de ses yeux, sans qu’un soupir soulevât sa poitrine. Elle était folle. La tombe de Mynas fut creusée près du torrent, entre les débris d’un vieux temple. Chaque nuit, un bouquet de fleurs sauvages fut déposé sur cette tombe par des mains inconnues, et les passans apercevaient le matin avec surprise ce mystérieux témoignage d’un souvenir tendre et persévérant. C’était Isidore, qui, bravant les périls amassés sur sa tête, venait toutes les nuits orner de ce présent mélancolique le tombeau du martyr. Quant à Marie, une force invincible la ramenait toujours au lieu où son père avait expiré ; elle restait là des journées entières, accroupie, la chevelure en désordre, le regard fixe, blanche, froide, immobile comme une Niobé de marbre. D’autres fois, poussée par le délire et par de sombres terreurs, elle sortait de la ville et parcourait les montagnes en jetant des cris de détresse ; puis elle revenait, exténuée et tout en pleurs, s’asseoir à sa place accoutumée.

Cependant Isidore faisait parler de lui. Il avait soulevé les paysans, taillait en pièces les troupes lancées à sa poursuite, et massacrait sans pitié les étrangers. À quelque temps de là, le gouverneur Pierre convia à un grand repas tous ceux de sa famille et de sa cour. Un seul manquait, son neveu Jean, qui était allé chasser la perdrix.


« Le festin était joyeux et splendide ; le vin de Chypre coulait à flots. Déjà les têtes s’échauffaient, lorsqu’un serviteur entra, portant entre ses mains une urne pesante, d’or massif, magnifiquement ciselée. Il la remit à Pierre, en même temps qu’un billet ainsi conçu : « Pierre, tu m’as causé bien des maux ; n’ayant pu tirer de toi la vengeance que je méditais, je courbe la tête, et je t’envoie cette urne précieuse. Je la crois digne de toi, et je te l’offre. Dieu veuille que ce présent apaise ton cœur mauvais et cruel ! C’est Isidore qui t’écrit des montagnes. » A ces mots, un silence d’étonnement se fait dans l’assemblée ; tous les yeux s’attachent avec curiosité sur l’urne magnifique. Pierre l’ouvre,… il pousse un cri terrible et tombe inanimé… Au fond, il y avait une tête pale et sanglante, la tête du bon Jean. »


Tels sont les épisodes les plus saillans de ce poème[1], dont la traduction est impuissante à rendre le principal mérite, qui réside dans l’extrême correction et l’expressive beauté du style. Ce qui distingue surtout M. Orphanidis, c’est l’art avec lequel il use des inépuisables ressources de l’idiome grec ; la forme pure, élégante,

  1. Ce poème, ainsi que l’auteur nous on avertit dans une courte préface, n’est que la première partie d’une œuvre plus considérable. À ce tableau de la domination génoise doit succéder un tableau non moins sanglant, celui de la domination turque.