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compter une douzaine qui, la nuit, se déguisaient en loups blancs. Le mieux était de ne pas avoir affaire avec les gens de ce pays.

La nuit commençait à venir ; mon interlocuteur me quitta pour suivre un petit sentier, et je m’aperçus que notre troupe était singulièrement diminuée. Au bout d’un quart d’heure, il arriva ce que j’avais prévu : j’étais seul avec le curé. Nos chevaux se mirent au même pas, et bientôt s’engagea une conversation pleine d’intérêt sur le prix des vins et le cours des bœufs. Nous parcourions un immense plateau couvert de landes et nous suivions un chemin à peine frayé. Le ciel était chargé de nuages, et, bien que l’on fût au mois de décembre, on apercevait dans la direction de la montagne de longs éclairs qui déchiraient les nues ; en même temps de grosses gouttes commençaient à tomber. Nous piquâmes nos chevaux, nous nous enveloppâmes dans nos manteaux, mais ce furent là des précautions inutiles. Le vent de la montagne nous envoya un orage qui versa sur nous des torrens de pluie. Le curé Garrigues m’offrit l’hospitalité dans son presbytère. J’acceptai, car je me sentais incapable de me guider dans les ténèbres. Nous avancions d’un assez bon pas, lorsque tout à coup nos deux chevaux firent chacun un écart qui faillit nous désarçonner. Nous leur mîmes l’éperon au ventre : le cheval du curé se cabra d’une façon effrayante. Quant au mien, qui était beaucoup plus pacifique, il se contenta de reculer. Le gros de l’orage s’était éloigné ; cependant à la lueur d’un éclair nous crûmes voir une forme humaine qui était couchée en travers du chemin.

— Tenez mon cheval, me dit le curé, je vais voir ce que c’est.

Il descendit, s’approcha de la forme entrevue et poussa une exclamation. — C’est bien elle, dit-il, je m’en doutais. Nous sommes auprès du moulin, monsieur, continua-t-il en s’adressant à moi. Il y a une bonne action à faire. Voici une pauvre vieille femme dont la raison est altérée. Nous ne pouvons l’abandonner par une pareille nuit dans cette lande déserte ; elle y périrait, de froid. Il faut que vous m’aidiez à la conduire chez elle. Nous serons un peu plus mouillés, mais nous sauverons la vie à une créature humaine.

Je consentis facilement à ce que le curé demandait, et il se mit à secouer le bras de la vieille, qu’il appela à plusieurs reprises d’un nom bizarre ; mais la vieille ne bougeait pas.

— Elle est peut-être morte, lui dis-je.

— Morte ! non pas ; mais le vin est fort cette année, et quand elle a bu, elle vient cuver son ivresse auprès de ce moulin. Une idée de folle ! C’est là que sa grand’mère fut brûlée il y a cent ans environ.

— Brûlée !

— Oui, légalement, comme sorcière.

L’aventure se compliquait. La vieille femme parut enfin disposée à se remettre sur ses pieds.