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— Il faut que vous me prêtiez votre cheval, me dit le curé, il est moins vif que le mien. Nous la mettrons sur votre selle, car il sera difficile de la faire marcher.

Je descendis de mon cheval, je montai sur l’autre. Le curé, après avoir convenablement placé la vieille femme, conduisit sa monture par la bride. Les chemins étaient mauvais et glissans, mais la pluie avait cessé. La lune, dégagée des nuages, éclaira autour de nous un pays singulier. Nous avions quitté le plateau nu et découvert pour descendre dans une longue vallée. À notre droite tout était ténèbres, une côte rapide couverte d’arbres nous interceptait la lumière ; à notre gauche au contraire, à perte de vue, des roseaux gigantesques agitaient leurs têtes mobiles avec un bruit mystérieux. Au milieu des roseaux brillaient, éclairées par la lune, de larges flaques d’eau dormante. Le bruit de nos pas faisait envoler des poules d’eau et des canards sauvages peu habitués à être dérangés à une pareille heure, et il me sembla entendre deux ou trois fois le hurlement des loups. À ce moment, la vieille femme s’agita sur le cheval. Elle se mit à chanter, et je pus saisir quelques vers dont voici le sens :

Maudite soit la guerre !
Celui qui l’a voulue,…

— Que dit-elle ? demandai-je au curé.

— Rien, répondit celui-ci ; une vieille chanson. La vieille continua de chanter :

Voilà son corps en terre,
Son âme en paradis.

— Elle pense à son fils, continua le curé à voix basse. Elle se figure qu’il est mort au service, tandis que le corps du pauvre garçon est au fond d’un précipice des Pyrénées, — du moins ce qu’en ont laissé les aigles et les vautours.

— Est-elle ivre ou est-elle folle ? demandai-je.

— Ivre probablement, folle certainement. Sa grand’mère, ainsi que je vous l’ai dit, a été brûlée comme sorcière, et celle-ci s’imagine toutes les nuits qu’elle va au sabbat.

Le curé avait commis une imprudence en prononçant ce mot. La vieille femme, qui jusqu’à ce moment s’était tenue assez tranquille, leva tout à coup les bras au ciel, en proie à une vive émotion. — Sabbat, sabbat ! cria-t-elle. Harri ! Harri ! le sabbat était beau ce soir. Les marmites bouillaient, les crapauds chantaient, et les sonneurs sonnaient leurs plus jolis airs.

Je suis la fille du bourreau,
Du bourreau de la ville.
Quand l’officier entend cela,
Il n’ose lui rien dire.