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quand je lui vis prendre la main de Marthe. Grande, svelte, sérieuse, elle était alors dans toute la fleur de sa beauté : son regard restait pensif au milieu de toute cette bacchanale, son pied battait la mesure ; à quoi pensait-elle ? Mes yeux ne pouvaient se détacher de son visage. Mon amour d’enfant s’était éteint ; mais je crois que ce soir-là naquit un autre amour, qui, grâce à Dieu, s’est éteint, lui aussi, pour toujours.

Heureusement les noces de Gascogne ne se prêtent pas aux mélancolies. Le lendemain, il nous fallut transporter chez Noguès le lit de la nobi. Dès la veille, on avait préparé un char couvert d’un drap blanc ; de longues guirlandes de buis l’entouraient de leurs festons, des feuilles de laurier fixées en croix au tissu faisaient presque disparaître la blancheur du drap. Sur leurs cimiers de peau de mouton, les bœufs portaient toute une jonchée. Sur ce char d’apparat, on chargea le lit ; sur le devant du char se tenait tout droit un grand gaillard à mine hâlée portant la quenouille de la mariée et filant gravement au milieu des éclats de rire des donzelles mises en gaieté par un déjeuner copieux. Les donzelons et les donzelles chantaient, s’arrêtant devant chaque maison qu’ils rencontraient et demandant la passade, c’est-à-dire du vin, qu’on ne leur refusait jamais. J’étais resté seul derrière le char avec Marthe. Il y avait dans l’air une pointe de printemps. Les revers des chemins creux étaient déjà tout tapissés de violettes et de primevères. L’épine noire montrait ses fleurs blanches. Les genévriers avec leurs baies roses, les vieux chênes couverts de mousse pourpre et dorée étincelaient au soleil. Marthe marchait silencieuse ; je voulais lui parler, j’avais dans ma tête tout un trésor de paroles, mais j’en avais perdu la clé. Mon amour grandissait ; nous marchions tous deux sans échanger un mot, écoutant tout ce fracas de la noce qui nous précédait.

Le soir, il fallut encore danser et manger ; mais lorsque j’entendis le sonneur qui accordait sa vielle, je partis et je retournai au presbytère. Chemin faisant, tout auprès du grand étang, je rencontrai la Chouric, qui ramassait du bois dans un taillis. Ma présence l’enraya, car le bois ne lui appartenait point, et les branches qu’elle portait eussent au printemps été couvertes de feuilles. — Ne me trahissez pas, monsieur Bernard, me dit-elle ; il n’y a que vous et le maquignon qui sachiez que je viens ici. Je fais mal sans doute, mais les communaux sont si loin, et je commence à être vieille.

Je m’éloignai en lui assurant que je n’avais pas l’intention de suppléer le garde champêtre, et de ma vie je ne me fusse rappelé cette circonstance sans un événement que je vous raconterai tout à l’heure.

Le lendemain, le soleil qui devait éclairer la noce se leva aussi brillant qu’on pouvait le désirer. Mon oncle me confia sa jument