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— Pauvre Audebert ! dit Sept-Épées, les yeux pleins de larmes. Cela devait finir ainsi. Allons ! je ne suis donc revenu ici que pour voir tout en ruines ! Et il alla au-devant du vieux poète, qui venait lentement, s’arrêtant à chaque pas pour déclamer ou faire réciter des vers à son cortège d’enfans, donnant sa couronne tantôt à l’un, tantôt à l’autre, puis la reprenant et l’élevant en l’air avec des gestes d’invocation enthousiaste.

Va-sans-Peur, voyant que Sept-Épées pleurait, lui dit : « Il ne faut pourtant pas trop te désoler de ce que tu vois ! Jamais le vieux ne s’est si bien porté, jamais peut-être il ne s’est trouvé si heureux. Auparavant, il avait des jours de colère, des semaines de chagrin, des mois entiers où il ne travaillait pas, et où ses amis, tantôt l’un, tantôt l’autre, prenaient soin de lui. À présent, comme il ne travaille plus du tout et qu’on est bien sûr que ce n’est pas sa faute, c’est tout le monde qui en prend grand soin. Il faut le dire à l’honneur de la ville basse : il entre partout, et partout pauvres ou riches lui donnent à boire et à manger ce qu’ils ont de mieux. Aussi tu peux voir qu’il est plus frais et moins maigre que tu ne l’as jamais vu. Il ne faut pas non plus croire qu’il soit méprisé ni qu’il ennuie le monde. Il a toujours de l’esprit plus gros que lui, et, comme il n’a plus de soucis, il ne dit plus que des choses agréables. Il cause très raisonnablement des heures entières, et les étrangers qui viennent le voir s’en vont en disant qu’il n’a rien de dérangé dans le cerveau, sauf une petite chose qui est de croire qu’il est un ancien particulier qu’on appelait Pindare dans les temps. Cela ne fait de mal à personne, et tout le monde s’est donné le mot pour ne pas le contrarier là-dessus. Il est toujours très brave homme, très humain, et il n’y a pas longtemps, dans une maison qui brûlait, il est entré à travers les flammes, en disant que les dieux devaient le protéger. Le fait est qu’on dit qu’il y en a un pour les amoureux, un pour les ivrognes et un pour les fous, ce qui ferait trois : tant il y a qu’Audebert a passé dans le feu sans se brûler, et il a sauvé un enfant qui s’est trouvé n’avoir pas plus de mal que lui. Tiens, c’est celui-là, ce petit blond qui lui tient toujours la main. Il y a des gens qui ont voulu faire de ça un miracle, et pour ces gens-là Audebert est plutôt un saint qu’un maniaque. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le pauvre cher homme a toujours eu et aura toujours un grand bon cœur, et que tout un chacun se fait un devoir de le protéger. Ces enfans que tu vois sauter autour de lui, c’est ses petits gardes du corps. Leurs parens leur ont bien recommandé de ne pas lui laisser attraper de mal, et s’il y en avait un assez mauvais sujet pour l’insulter et se moquer de lui, tu le verrais chassé et battu par les autres. Aujourd’hui c’est ceux-ci, demain ce sera d’autres ; on les envoie là autour de lui comme à l’école. Le vieux ne leur apprend jamais de sot-