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la seconde, la quatrième complète le tout ; un courant s’est formé qui me porte, m’emporte et ne me lâche plus. Nul arrêt, nul écart : point de hors-d’œuvre qui vienne me distraire. Pour empêcher les échappées de l’esprit distrait, un personnage secondaire, le laquais, la suivante, l’épouse, viennent couplet par couplet doubler en style différent la réponse du principal personnage, et à force de symétrie et de contraste me maintenir dans la voie tracée. Arrivés au terme, un second courant nous prend et fait de même. Il est composé comme le premier et en vue du premier. Il le rend visible par son opposition ou le fortifie par sa ressemblance. Ici les valets répètent la dispute, puis la réconciliation des maîtres. Là-bas Alceste, tiré d’un côté pendant trois pages par la colère, est ramené du côté contraire et pendant trois pages par l’amour. Plus loin, les fournisseurs, les professeurs, les proches, les domestiques se relaient scène sur scène pour mieux mettre en lumière les prétentions et la duperie de M. Jourdain. Chaque scène, chaque acte relève, termine ou prépare l’autre. Tout est lié et tout est simple ; l’action marche et ne marche que pour porter l’idée ; nulle complication, point d’incidens. Un événement comique suffit à la fable. Une douzaine de conversations composent le Misanthrope. La même situation cinq ou six fois renouvelée est toute l’École des Femmes. Ces pièces sont « faites avec rien. » Elles n’ont pas besoin d’événemens, elles se trouvent au large dans l’enceinte d’une chambre et d’une journée, sans coups de main, sans décoration, avec une tapisserie et quatre fauteuils. Ce peu de matière laisse l’idée percer plus nettement et plus vite ; en effet, tout leur objet est de mettre cette idée en lumière : la simplicité du sujet, le progrès de l’action, la liaison des scènes, tout aboutit là. À chaque pas, la clarté croît, l’impression s’approfondit, le vice fait saillie, le ridicule s’amoncelle, jusqu’à ce que sous ces sollicitations appropriées et combinées le rire parte et fasse éclat. Et ce rire n’est pas une simple convulsion de gaieté physique ; un jugement l’a provoqué. L’écrivain est un philosophe qui nous fait toucher dans un exemple particulier une vérité universelle. Nous comprenons par lui, comme par La Bruyère ou Nicole, la force de la prévention, l’entêtement du système, l’aveuglement de l’amour. Les couplets de son dialogue, comme les argumens de leurs traités, ne sont que les preuves suivies et la justification logique d’une conclusion préconçue. Nous philosophons avec lui sur l’homme, et nous pensons parce qu’il a pensé. Et il n’a pensé ainsi qu’à titre de Français, pour un auditoire de Français gens du monde. Nous goûtons chez lui notre plaisir national. Notre esprit fin et ordonnateur, le plus exact à saisir la filiation des idées, le plus prompt à dégager les idées de leur matière, le plus curieux d’idées nettes et accessibles, trouve ici son aliment avec son image. Aucun de ceux qui ont voulu nous montrer