Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/389

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’homme ne nous ont conduits par une voie plus droite et plus commode vers un portrait mieux éclairé et plus parlant.

J’ajoute : vers un portrait plus agréable, et c’est là le grand talent comique ; il consiste à effacer l’odieux, et remarquez que dans le monde l’odieux foisonne ! Sitôt que vous voulez le peindre avec vérité, en philosophe, vous rencontrez le vice, l’injustice et l’indignation ; le divertissement périt sous la colère et la morale. Regardez au fond du Tartufe, un sale cuistre, un paillard rougeaud de sacristie qui, faufilé dans une honnête et délicate famille, veut chasser le fils, épouser la fille, suborner la femme, ruiner et emprisonner le père, il y réussit presque, non par des ruses fines, mais avec des momeries de carrefour et par l’audace brutale de son tempérament de cocher ; quoi de plus repoussant ? Et comment tirer de l’amusement d’une telle matière, où Beaumarchais et La Bruyère vont échouer ? Pareillement, dans le Misanthrope, le spectacle d’un honnête homme loyalement sincère, profondément amoureux, que sa vertu finit par combler de ridicules et chasser du monde, n’est-il pas triste à voir ? Rousseau s’est irrité qu’on y ait ri, et si nous regardions la chose, non dans Molière, mais en elle-même, nous y trouverions de quoi révolter notre générosité native. Parcourez les autres sujets : c’est George Dandin qu’on mystifie, Géronte qu’on bat, Arnolphe qu’on dupe, Harpagon qu’on vole, Sganarelle qu’on marie, des filles qu’on séduit, des maladroits qu’on rosse, des niais qu’on fait financer. Il y a des douleurs en tout cela, et très grandes ; bien des gens ont plus d’envie d’en pleurer que d’en rire : Arnolphe, Dandin, Harpagon, approchent de bien près des personnages tragiques, et quand on les regarde dans le monde, non au théâtre, on n’est pas disposé au sarcasme, mais à la pitié. Faites-vous décrire les originaux d’après lesquels Molière compose ses médecins. Allez voir cet expérimentateur hasardeux qui, dans l’intérêt de la science, essaie une nouvelle scie ou inocule un virus ; pensez aux longues nuits d’hôpital, au patient hâve qu’on porte sur. un matelas vers la table d’opérations et qui étend la jambe, ou bien encore au grabat du paysan, dans la chaumière humide où suffoque la vieille mère hydropique[1], pendant que ses enfans comptent, en grommelant, les écus qu’elle a déjà coûtés. Vous en sortez le cœur gros, tout gonflé par le sentiment de la misère humaine ; vous découvrez que la vie, vue de près et face à face, est un amas de crudités triviales et de passions douloureuses ; vous êtes tenté, si vous voulez la peindre, d’entrer dans la fange lugubre où bâtit Shakspeare ; vous n’y voyez d’autre poésie que l’audacieuse logique qui, dans ce pêle-mêle, dégage les forces maîtresses,

  1. Médecin malgré lui.