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dans la terre gelée, reçurent ainsi plus de douze mille cadavres que les chiens et les loups venaient dévorer pendant la nuit. » Grâce à l’incurie du gouvernement, ces faits eussent passé inaperçus, si lord Stratford ne s’en fût ému. Il provoqua une enquête, et sur le rapport de Haïreddin-Pacha, qui se rendit à Kars à la fin du mois de mars 1854, Achmet et son chef d’état-major Aali-Pacha furent arrêtés et traduits devant un conseil de guerre. Pendant longtemps, nous voyons lord Stratford poursuivre le châtiment des coupables, et enfin l’obtenir.

On avait fait un exemple ; mais ce n’était pas tout : il fallait trouver un successeur à Achmet. Le séraskier Riza-Pacha avait tout juste sous la main un homme qui réunissait à son gré les qualités nécessaires pour réorganiser l’armée et la commander dans le cours de la campagne prochaine. C’était le gouverneur d’Erzeroum, Moustafa-Zarif-Pacha. Barbier de son état, Moustafa-Zarif avait été au service du séraskier, qui l’avait pris en amitié et lui avait fait obtenir l’emploi de trésorier dans un régiment. Une fois lancé, Moustafa-Zarif, qui ne manquait pas d’intelligence, s’était poussé dans le commissariat. Malheureusement il avait été dénoncé pour ses rapines et s’était vu destituer. Un accident semblable n’est point de nature à briser la carrière d’un Turc. Le séraskier ne lui en continua pas moins sa protection, et, pour le dédommager, le fit entrer dans l’administration civile. Cette fois la fortune fut moins cruelle au barbier ; il parvint rapidement au poste de gouverneur de province. Il n’avait ainsi qu’un pas à faire pour devenir mouchir. Sans doute de tels antécédens ne nous semblent point donner droit au commandement des armées ; mais en Orient un usage immémorial veut qu’un Turc soit propre à tous les emplois. La volonté du sultan eût appelé Moustafa-Zarif aux fonctions de ministre des finances, d’ambassadeur ou d’amiral, que nul ne s’en fût étonné. Du reste, une fois nommé mouchir, Moustafa-Zarif justifia la confiance du séraskier : il sut allier dans une proportion convenable le service de l’état au soin de ses intérêts. Naturellement il ne s’oublia pas ; mais, loin d’imiter la coupable incurie de son prédécesseur, il prit des mesures énergiques pour mettre son armée en état d’entrer en campagne. Il s’occupa d’abord des approvisionnemens. S’étant aperçu de la détestable qualité des farines que livrait le munitionnaire Kosma, il le prit à partie ; à la suite d’explications orageuses, il le fit saisir par ses aides-de-camp et lui appliqua de sa main une volée de coups de canne. Ce retour aux vieux usages produisit le meilleur effet dans l’armée. Les premières chaleurs ayant permis en même temps de tirer les soldats de leurs demeures dans la ville pour les faire camper sous la tente, le changement d’air et les ablutions prescrites par la loi religieuse eurent bientôt rétabli la constitution naturellement