Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/419

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vigoureuse des Turcs. Dès lors les travaux du camp retranché furent poussés avec activité. Le mouchir enfin s’occupa de combler les vides ouverts dans les rangs de l’armée par les misères de l’hiver précédent. Les ressources de la conscription se trouvant déjà épuisées, il fit saisir tous les hommes valides que ses gendarmes rencontrèrent sur leur chemin et les enrôla dans ses régimens. Grâce à ces levées et à quelques renforts venus de Constantinople, l’armée se trouva compter environ quarante mille hommes de troupes régulières sans les bachi-bozouks, qui, ne recevant ni solde ni vivres, s’étaient tirés d’affaire en ravageant affreusement le pays.

Avant d’entrer en campagne, le mouchir se résolut à passer ses soldats en revue. Pour lui donner idée de l’ordre d’une armée en bataille, les généraux européens dont le sultan avait accepté les services se chargèrent de disposer les troupes sur le terrain : l’infanterie sur deux lignes, l’artillerie dans les intervalles, la cavalerie sur les ailes, les réserves en arrière. Le mouchir, entouré de son état-major, parcourut les rangs ; il inspecta à diverses reprises l’armement et l’équipement des différens corps ; il n’oublia pas, en passant, de laisser tomber quelques mots d’une familiarité soldatesque. Moustafa-Zarif n’était pas sans avoir entendu parler de Napoléon. À son exemple, il s’arrêta devant un vieux sergent et lui saisit l’oreille en l’interrogeant sur ses campagnes. À ce geste, le sergent s’imagina qu’il allait recevoir la bastonnade et poussa des hurlemens lamentables. Outré d’une telle stupidité, le mouchir jugea que les officiers seuls étaient en état de le comprendre. Les ayant réunis autour de lui, il les harangua en ces termes : « Officiers de l’armée d’Anatolie, nous allons attaquer les giaours russes, combattre pour notre padishah et notre patrie. Montrez-vous ce que vous êtes ; gardez-vous surtout de fuir, car moi, votre mouchir, je serai là pour vous surveiller et vous punir. Au milieu du feu, les milazims veilleront sur les soldats, les uzbachis sur les milazims, les bimbachis sur les uzbachis, les miralaïs sur les bimbachis, les livas et les feriks se tiendront un peu plus en arrière et veilleront sur les miralaïs, et moi je suivrai tous les mouvemens des livas et des feriks. Vive le padishah ! » Après cette allocution, le mouchir se fit apporter sa pipe et donna l’ordre de faire défiler les troupes.

L’aspect de ces troupes était singulièrement misérable. Les uniformes en lambeaux n’offraient plus la moindre trace des couleurs primitives. Les capotes et les sacs avaient été perdus l’année précédente pendant les déroutes qui avaient suivi les affaires d’Achaltziche et de Bach-Kadik-Lar. Depuis lors, nulle mesure n’ayant été prise à cet égard, la plupart des soldats en étaient réduits à porter leurs effets noués dans un morceau de toile. Du reste ils n’avaient ni bas, ni souliers, le plus souvent point de chemise ; enfin telle était