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mens du bois et le grincement du métal t’arrêtèrent, éperdu de crainte, au seuil de l’usine. Ton ancien t’encourageait et te montrait en souriant les petits oiseaux essayant leur premier vol autour des nids suspendus à ces toits ébranlés par les furies du travail. Et toi, tu as souri à ton tour, ne voulant pas être moins brave que les petits du passereau et de l’hirondelle. Souviens-toi !

« Souviens-toi du premier coup que, vacillant sous ta main débile, l’outil cruel porta dans ta pauvre chair. Ce fut ton premier cri, ton premier sang. Tu fus, ce jour-là, baptisé par la souffrance, et ton ancien te dit : — Ce n’est rien, c’est le baiser de ta nourrice ! — Et toi, tu ramassas le fer brutal en répondant : — À la longue, le nourrisson mènera durement la marâtre… Souviens-toi !

« Souviens-toi du premier ouvrage complet qui sortit de ta main exercée. Ce jour-là, l’orgueil visita ton âme, et tu te sentis plus grand de toute la tête. Tu te baissas pour sortir par la porte de l’atelier ; tu regardas le soleil cherchant s’il ne lui manquait pas un rayon dérobé par toi pour éclairer l’acier que tu venais de façonner, et il te sembla que toute la Ville-Noire avait les yeux sur toi, en disant :

— Rangeons-nous, il n’y a plus d’enfant ici, vrai Dieu ! Voilà un de nos citoyens qui passe !… Souviens-toi !

« Souviens-toi du jour où tu vis ta bourse remplie et la liberté devant toi. Ce jour-là, tu t’écrias que le monde entier t’appartenait, et que tu pouvais y choisir ta place ; mais si ton rêve fut grand, ta place fut petite, et ta peine recommença plus acharnée, quand tu te vis aux prises avec la plus fine et la plus dure des machines, la plus docile et la plus rebelle, la plus ingrate et la plus généreuse, enfin la machine des machines, l’homme qui travaille pour l’homme. Souviens-toi !

« Souviens-toi du jour où tu te sentis en lutte avec ton semblable, en guerre avec ton frère, en désaccord avec toi-même. Ce fut le jour où tu reconnus que, pour gagner vite, il fallait mettre l’éperon au ventre de tes ouvriers, et arracher de ton pauvre cœur la confiance dont on abuse, la compassion qu’on exploite, l’amitié souvent ingrate, et ce jour-là tu jetas ton ciseau en pleurant. Tu venais d’apprendre que les hommes sont des hommes, et que qui n’est pas de fer pour l’ambition doit être d’acier pour la patience… Souviens-toi !

« Souviens-toi du jour où ton cœur devint le maître de ton esprit, et où, dégoûté d’appeler la fièvre à ton aide, tu sus attendre la volonté. Ce jour-là, tu te réconcilias avec tes frères, avec Dieu, avec toi-même. Ce jour-là, tu vis dans la flamme de ta forge une lueur qui ne sortait plus de l’enfer ; tu entendis dans la voix du torrent une parole qui venait de Dieu, tu sentis passer dans tes veines ardentes une fraîcheur qui tombait du ciel… Souviens-toi !