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et dans certaines grandes villes de l’Allemagne, c’est incontestablement la musique religieuse. On n’entend dans la plupart des églises de Paris, sauf de bien rares exceptions, que du plain-chant tristement défiguré par des interprètes ignorans, étrangers à l’esprit comme à la tonalité de ces belles mélopées grégoriennes qui nous ont conservé la seule notion que nous possédions du chant de la primitive église. Lorsque des paroisses un peu plus riches que les autres, telles que Saint-Roch, Saint-Eustache ou Saint-Thomas-d’Aquin, veulent, dans quelques grandes solennités, avoir recours à l’art moderne pour embellir l’office divin, le clergé a rarement la main heureuse dans le choix qu’il fait des œuvres contemporaines. En France surtout, le clergé est le plus grand corrupteur de l’art véritablement religieux. C’est lui qui introduit les contredanses dans les églises et qui patrone les œuvres les plus misérables. Il n’y a qu’à lire les paroles et qu’à entendre le chant des cantiques qu’il confie à l’enfance ! Nous autres profanes, qui ne faisons pas vœu de lui appartenir, nous sommes un peu plus difficiles dans le choix des élémens dont nous voulons nourrir l’esprit et le cœur de nos enfans, et nous sommes d’avis que les belles choses valent mieux pour l’édification de l’âme naissante que les grotesques images qu’on vend à la porte des églises. Quoi qu’il en soit de cette question importante de la musique religieuse, qui préoccupe un grand nombre de bons esprits, et que nous aborderons un jour avec moins de réserve, il faut tenir compte de quelques tentatives honorables qui sont faites pour relever cette partie intéressante de l’art. C’est à ce titre que nous mentionnons la grande messe en musique de M. Charles Manry, que l’association des artistes musiciens a exécutée à Saint-Roch dans le courant du mois de mai. M. Manry est un amateur d’un certain talent, un homme de bonne volonté, qui n’a pas craint de s’attaquer à un sujet redoutable. Il y a de bonnes parties dans la messe de M. Manry, particulièrement le Kyrie et quelques passages du Salularis, qui nous ont paru empreints du sentiment religieux, la plus haute manifestation de l’art quand on y réussit complètement. M. Manry a trop de goût et de talent pour croire qu’il a atteint le but, et que sa messe est de nature à satisfaire les simples aussi bien que les initiés ; mais il se trouve assez de qualités estimables dans une composition aussi longue et aussi variée de tons pour recommander le nom de M. Manry aux juges difficiles.

De ce nombre considérable de concerts et de fêtes musicales de toute nature dont nous venons de faire le récit, il résulte ce fait consolant : que le public et particulièrement la haute société parisienne s’initient chaque jour davantage à la grande musique instrumentale, et que les œuvres de Beethoven, Haydn, Mozart, Weber, Mendelssohn, Schubert, Fesca, Boccherini, y compris le grimoire de Robert Schumann, trouvent en France des auditeurs éclairés qui n’existaient pas il y a trente ans. Quand la société du Conservatoire et les nombreuses sociétés de quatuors qui ont suivi son exemple n’auraient produit que cette révolution dans le goût d’une nation qui a créé le vaudeville et qui tenait à un si haut prix les airs de pont-neuf et orgue de Barbarie, ce serait une preuve de plus à ajouter à toutes celles que nous possédons déjà, que le genre humain est susceptible d’éducation, et que les peuples aussi bien que les individus peuvent se compléter, s’enrichir intellectuellement et ajouter des cordes nouvelles à la lyre nationale.