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mes longues matinées de souffrance ; mais l’après-midi, lorsqu’il avait déjà commencé ses libations, il devenait tout à fait insupportable : alors il tombait à mon cou, me faisait la confidence de ses chagrins domestiques, versait sur ma figure des larmes d’émotion, exigeait de moi la promesse solennelle de toujours haïr les barbares Espagnols et l’impitoyable général Morales, qui avait fait fusiller son père. La nuit venue, mon voisin le padre devenait plus fatigant encore : il réunissait des compagnons d’ivresse, et sous le prétexte de rendre les devoirs de la courtoisie castillane au caballero étranger, il organisait à ma porte un chœur plus bruyant que musical. De ces chansons diverses qui tant de fois interrompirent mon repos, il en est une dont les sons discordans retentissent encore à mon oreille. Comme la plupart des chansons populaires, elle se compose d’un thème d’amour ourdi avec un sujet tiré des occupations journalières. Tel en est à peu près le sens :


« Batelier, prends ton aviron ! — Batelier, embrasse ta chérie ! — Il faut partir ! Rame sur la mer profonde ! — Rame, rame loin de ta belle. — Quand les vagues bondiront autour de ta barque, — les amoureux danseront autour de ta maîtresse !

« Batelier, prends ton aviron ! — Batelier, embrasse ta chérie ! — Peut-être un rocher brisera ta barque. — Peut-être la perfide brisera ton cœur. — Ton espoir de richesses se perdra sous les flots, — tes illusions d’amour s’en iront en fumée.

« Batelier, prends ton aviron ! — Batelier, embrasse ta chérie ! — Peut-être aussi les vagues seront calmes ; — peut-être ce cœur de femme te sera-t-il fidèle. — Tu rapporteras de l’or dans ta barque, — tu rapporteras l’amour et des baisers ! »


La première période de ma convalescence dura deux longs mois, pendant lesquels don Jaime maudit bien des fois sa triste destinée et se plaignit d’être le plus malheureux des hommes. Le fait est que le sort ne lui était pas favorable. Les Aruaques, effrayés par les menaces des traitans, qui craignaient en nous des concurrens ou peut-être des juges de leurs exactions infâmes, refusaient de louer à aucun prix leurs bêtes de somme ; un seul se chargea d’emporter une caisse d’outils, mais en route il la força, enleva tout ce qui lui plut et laissa le reste sur le chemin. Il nous restait à tenter une dernière épreuve. J’expédiai Luisito vers Pain-au-Lait pour lui exposer notre triste situation, lui faire part de nos projets et le prier de nous louer ses bœufs et ses deux mulets. Quelques jours après, Pain-au-Lait arrivait lui-même avec sa caravane. Le départ fut aussitôt organisé. Il fut convenu que don Jaime et moi nous partirions immédiatement sur les deux mulets du cacique, et que Luisito et ses deux compagnons nous suivraient avec les bêtes de somme. Le premier jour de notre