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voyage, de Dibulla à Cuesta-Basilio, fut aussi heureux que possible ; mais par une de ces séries de contre-temps qui ont donné lieu à tant de proverbes dans toutes les langues, le lendemain ne devait pas s’écouler sans qu’il nous arrivât un grave accident. Le mulet que je montais se cabra dans un endroit périlleux du chemin et refusa d’avancer ; j’essayai vainement de l’exciter, il s’affaissa sur ses jambes de derrière, ses yeux s’égarèrent, il fut agité d’un tremblement nerveux : à n’en plus douter, il était atteint de la maladie le plus souvent mortelle appelée esrengadura. Il fallait donc continuer ma route à pied, car don Jaime avait les jambes toutes gonflées par suite des piqûres d’insectes et ne pouvait descendre de sa monture. Je présumai trop de mes forces et je marchai bravement pendant quelques heures ; mais, épuisé par ma longue maladie, je ne pus résister à la fatigue. Je sentis peu à peu la vie m’abandonner ; soudain tout devint noir autour de moi, et je tombai évanoui sur le sol.

Quand je me réveillai, un frisson continuel secouait mes membres. J’étais étendu au bord du sentier sur un lit de feuilles de fougère ; don Jaime construisait au-dessus de mon corps un petit ajoupa de branches et le recouvrait de feuilles de bihao. Il m’offrit de me céder sa monture, mais je refusai, car à son âge il eût été d’une extrême imprudence de rester sur le sol exposé à l’orage, et d’ailleurs, malade comme je l’étais, il m’eût été probablement impossible d’arriver seul à San-Antonio ; il valait beaucoup mieux, sous tous les rapports, qu’il partît lui-même aussi promptement que possible et me renvoyât son mulet ou telle autre monture par un guide aruaque. Il comprit, et bientôt après je le vis disparaître à un tournant du sentier. Ma position était critique ; déjà le vent, précurseur de l’orage, commençait à siffler ; il éclata et secoua mon ajoupa comme une branche, les feuilles de bihao qui me garantissaient se déplacèrent ; l’eau descendant du ciel en averse se fraya un passage à travers le toit rustique et m’inonda. Enfin la nuit vint, l’orage cessa, mais à l’orage avaient succédé les essaims de sancudos ; j’essayai vainement de trouver un instant de sommeil sur le sol humide, et la fièvre me tint constamment éveillé. Lorsque les premières lueurs du jour descendirent du sommet des montagnes, l’attente, ce sentiment d’ordinaire si pénible, obséda tout mon être. Chaque branche d’arbre grinçant sur une autre branche se changeait en cri d’appel ; les hurlemens des singes aluates étaient pour moi des voix d’amis venant me délivrer ; le murmure du torrent bondissant sur le rocher me semblait le galop d’un cheval. Tout à coup j’entendis des pas retentir sur le sentier pierreux et j’aperçus un Indien venant du côté de la plaine ; il parut très agréablement surpris de voir un blanc dans ce piteux état, et, s’installant sur un rocher en face de mon ajoupa, il me