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contempla longuement avec un sourire de satisfaction. N’étais-je pas à son avis un de ces hommes exécrables qui venaient l’exploiter, lui et ses frères, l’asservir de dettes, en faire l’esclave d’un travail continuel ? Ce n’était que justice si les génies de Tairona me punissaient par la maladie et la mort d’avoir aidé à la destruction de la pauvre tribu vaincue. Quand il eut suffisamment savouré sa vengeance, il s’éloigna en ricanant, et j’eus la lâcheté de le voir disparaître avec regret ; il animait un peu ma solitude et me rendait l’attente plus facile. Heureusement que bientôt après arrivèrent Luisito et les deux mulâtres suivis des bœufs qui portaient nos instrumens d’agriculture : c’étaient des amis, presque des sauveurs, que je saluais dans ces trois hommes qui venaient à mon aide, et celui qui resta près de moi pour me servir de garde-malade calma en grande partie ma fièvre par sa seule présence. L’orage de la journée avait déjà commencé depuis une heure, lorsque j’eus la joie d’entendre les cris d’un Aruaque descendant à dos de mulet du haut de la montagne. Dès qu’il fut arrivé, je me fis hisser en selle à sa place, et nous partîmes à travers la tempête pour San-Antonio, où cinq heures après je trouvai enfin une boisson fortifiante, une couche et un abri.

J’avais donc atteint, et non sans peine, le terme de mon voyage, et je pouvais croire que l’œuvre de la colonisation était sérieusement commencée. Mille vaines illusions, évoquées en partie par la fièvre, flottaient devant mon esprit : déjà je voyais les pentes des montagnes couvertes de champs de café et de bosquets d’orangers ; les Aruaques, heureux et libres, fondaient des communautés florissantes ; des écoles s’ouvraient pour les enfans des Indiens ; des colonies d’Européens défrichaient les forêts vierges ; des routes étaient frayées dans toutes les directions ; que sais-je ? un service régulier de paquebots desservait le port de Dibulla. Certainement toutes ces choses se réaliseront un jour ; mais je ne devais y être pour rien, et toutes mes espérances personnelles devaient misérablement s’évanouir. Peu de lignes suffiront pour raconter le dénoûment de mon entreprise.

Dans les premiers jours, tout alla pour le mieux. J’étais malade, il est vrai, et je ne pouvais que rarement faire un pas hors de ma cabane ; mais don Jaime avait commencé les travaux avec une furie plus que juvénile, et en deux endroits différens : à San-Antonio même, dans un jardin presque abandonné que nous avions acheté, puis à Chiruà, dans les terrains choisis lors de mon premier voyage. On défrichait, on plantait des bananiers, des cafiers, des cannes à sucre, des légumes de toute sorte ; on roulait des blocs de granit sur une petite terrasse où devait s’édifier notre maison de ville ; on