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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/843

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qui arrêtait tout reproche et tout refus : je sentais qu’il avait cédé à la même impulsion que moi. Ma faiblesse m’expliquait la sienne. De quel droit m’indigner ? Comment échapper à la nécessité qui nous assiégeait de toutes parts ?

« Tenez, Philip, je sens que j’ai entrepris une justification impossible… Je le sens, et je serais tentée d’anéantir ces lignes, les premières que je trace depuis que le rêve est dissipé, depuis que j’ai recommencé à m’appartenir. D’ailleurs je devine tout ce que vous souffrez, en les lisant. Je n’explique plus, je raconte, et en aussi peu de mots que possible.

« Quand il me vit m’abandonner, inerte, à sa volonté, il n’ajouta plus un mot qui pût me rappeler à moi-même. La brise fraîchissait. Il m’enveloppa des pieds à la tête dans son manteau, et, retournant à ses rames, pressa notre course vers Torby. En quittant Saint-Ogg, nous avions croisé plusieurs bâtimens à voile ou à vapeur. Depuis une heure ou deux, nous n’en rencontrions plus que de loin en loin. Il en vint un derrière nous qui marchait dans la même direction que notre esquif, et nous gagnait évidemment de vitesse. Il le regarda avec attention, et frappé d’une pensée subite : « Maggie, me dit-il, vous êtes lasse… La pluie peut venir… Nous aurions de la peine à gagner Torby. Ce bâtiment qui arrive sur nous n’est qu’un caboteur du commerce, et nous n’y serons peut-être pas très comfortablement installés ; pourtant, s’il est frété pour Mudport ou tout autre point de la côte au nord, il serait mieux d’y monter… » La peur me prit à ces mots ; mais la peur, à quoi sert-elle ? Je ne trouvais pas, dans le désordre de mes pensées, une seule objection plausible à ces arrangemens devenus inévitables. Je me tus donc, et il rama de manière à pouvoir accoster le navire. Il dit au capitaine, en le hélant, que nous nous étions laissés entraîner… — Cette dame,… ma femme, ajouta-t-il, se reprenant, est épuisée de fatigue et de faim… Si vous pouviez remorquer notre esquif et nous prendre à bord, vous nous rendriez un vrai service. » Le maître du navire, un Hollandais, consentit sans peine à cet arrangement. Les coussins de notre barque servirent à m’installer commodément sur le banc de poupe, aucune cabine n’existant sur ce petit navire où une femme pût être logée. Une heure après, les cinq hommes d’équipage avaient cessé, de nous regarder avec cette curiosité qui m’était importune. La main dans la main, nous causions tout bas. Je n’éprouvais plus ni scrupules, ni repentir. Le pas était franchi, me semblait-il, et la question à jamais tranchée. Le songe durait encore, brillant comme l’horizon, où le soleil s’abîmait derrière un immense rideau de nuages empourprés. Ce fut ainsi que le sommeil vint me prendre. Chose étrange, Philip, toute cette nuit-là je ne rêvai que de vous, de vous et de mon frère cependant, car, au moment