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praticable. Les moyens d’action croissent de notre temps dans d’inconcevables proportions. Les armées, les flottes, les finances offrent des ressources qu’on ne pouvait prévoir ; mais surtout les intérêts et les sentimens se modifient avec les circonstances, et l’homme d’état doit tenir compte de tous ces changemens. Assurément j’estimerai toujours plus celui qui n’en exagérera pas la portée que celui qui croira tout possible, parce que la part de l’impossible a un peu diminué. La sagesse qui reste en-deçà des limites du vrai est cent fois préférable en matière de gouvernement à la présomption qui les dépasse, comme la profusion est plus nuisible que la parcimonie. Cependant il faut bien s’avouer que l’époque actuelle comporte des facilités politiques qui n’ont pas toujours existé, et il y aurait manque de sagacité autant que de patriotisme à nier la position toute nouvelle que la dissolution de l’alliance européenne et la condition particulière de chacune des puissances qui la composaient ont faite à notre pays.

Cela dit, reconnaissons que dès qu’on sort du cercle des vrais politiques, l’entraînement est plus à craindre que la méfiance. La situation des affaires est plus propre à enhardir les imaginations qu’à refroidir les esprits. Bien qu’imparfaitement comprise, les événemens qui l’ont amenée ont produit leur effet naturel et transporté peu à peu l’opinion du champ limité des conventions établies dans celui des spéculations arbitraires. Le public croit moins à certaines règles, à certains points fixes qui, pendant ces dernières années, contenaient les calculs de la diplomatie et les fantaisies des publicistes. Dans le monde officiel lui-même, on aborde tous les sujets ; la conversation admet toutes les hypothèses, et il n’y a plus guère de questions interdites. L’opinion se permet tout, la conjecture atteint tout, on s’attend à tout. Les indifférens eux-mêmes, les circonspects, les sages accueillent comme suppositions ou comme probabilités des choses qui leur auraient paru jadis des énormités extravagantes, et, sans les approuver ni les désirer, ils se familiarisent ainsi avec les éventualités qui les alarment le plus. La conversation, en se prolongeant, change insensiblement le premier aspect des choses, et, sans diminuer les difficultés réelles, elle atténue les apparentes. Ce dont on a beaucoup parlé finit par être moins invraisemblable.

Rien de plus dangereux pourtant qu’une telle disposition des esprits. Tout gouvernement éclairé doit y prendre garde, car elle lui ôte ce frein de la raison publique qui lui est toujours si nécessaire. Ayant lui-même à se défendre de ses propres entraînemens, il doit craindre ceux dont l’opinion lui donnerait l’exemple, et, toujours attentif à n’entreprendre que ce qu’il peut faire, fuir les gens qui lui disent qu’il peut tout faire. Or le nombre de ceux-ci n’est pas des