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dans le travail de sa réformation militaire, surtout dans ses efforts pour tourner à son profit les idées unitaires de l’Allemagne, elle est condamnée, au moins pour un temps, à de grands ménagemens pour la puissante voisine que les traités de 1815 lui ont donnée. Si sa présence aux bords du Rhin nous importune quelquefois, notre proximité la gêne également, et elle ne risquerait pas une rupture ou une menace qui la mettrait seule aux prises avec nous. D’ailleurs aucune question connue d’intérêt ou de dignité ne nous divise en ce moment, et au fond les desseins de la France en Italie ou en Orient ne la touchent pas d’une manière essentielle et directe.

Il vaudrait mieux ne pas parler de l’Autriche. Les échecs qu’elle a éprouvés au dehors et au dedans, les revers de ses armes, les agitations de plusieurs de ses provinces, le naufrage de sa réforme administrative l’ont trop affaiblie pour qu’elle ne ménage pas la France, et qu’entre ses griefs contre l’Angleterre et les griefs de la Russie contre elle, elle ne cherche pas à se préparer de notre côté appui ou tolérance pour le jour où ses prétentions sur le cours oriental du Danube viendraient à se produire et à demander accès dans le monde des faits.

La Russie a répété sur tous les tons qu’elle ne fixait plus exclusivement ses regards sur l’Occident. Elle a abandonné ou du moins modifié cette politique prétentieuse qui a si mal tourné à l’empereur Nicolas, après avoir trente ans fait illusion à l’univers. Le caractère de son souverain et les créations administratives qui l’occupent promettent un temps de relâche à l’Europe. Des gens bien informés veulent même que sa principale ambition se tourne vers l’Asie. Il se peut ; mais on ne doit pas oublier qu’en se recueillant, comme elle dit, elle se fortifie, qu’elle ne sortira pas plus faible de cet intérim administratif auquel pour le moment elle semble se réduire, et l’Europe fera bien de ne point s’endormir sur la foi de cette conversion récente à la politique des mesures économiques et des arts de la paix. Cependant le présent ne menace pas. Quant à la France en particulier, elle n’a point à craindre. La Russie sait que toutes les fois que la France et l’Angleterre se mettent d’accord contre elle, elle ne peut rien, et la Turquie est fermée à ses armes. Elle a donc tout intérêt à empêcher que cet accord ne se reproduise, et le peu d’espoir qu’elle doit concevoir de ramener jamais l’Angleterre à ses vues l’oblige à se ménager presque à tout prix la bonne volonté de la France. Au moins doit-elle se garder de provoquer son inimitié, et la question de la Turquie, toujours à l’état d’arrière-pensée, toujours sous-entendue, même quand on la tait, est un moyen toujours disponible aux mains de la France de ramener à elle les espérances du cabinet de Saint-Pétersbourg.