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qu’il part, c’est plutôt à ses croyances religieuses qu’il cherche après coup à ramener des idées qui lui sont venues de mille côtés, et qui sont vraiment sorties de ses observations et de ses impressions. Ce qu’on peut lui reprocher, c’est que sa préoccupation théologique a parfois rendu ses formules trop systématiques et moins nettes, et que peut-être elle l’a encouragé à persister dans une conclusion générale trop absolue. Je fais allusion à son axiome fondamental, que le seul but, la seule valeur de l’art, c’est de nous faire connaître exactement la nature des réalités, axiome bien exclusif et qui rejetterait mille choses que M. Ruskin lui-même ne peut s’empêcher d’apprécier, axiome qui met d’un seul coup hors la loi toutes les créations, paroles ou tableaux, dont le mérite est de manifester la nature humaine, de révéler, comme les rêves d’amour du jeune homme, non pas ce que peut être la vie, mais ce que sont vraiment les besoins et les tendances de notre être.

Une autre remarque plus importante peut-être, — car elle s’applique aux chances d’avenir que présente le mouvement actuel de l’Angleterre, — c’est qu’en réalité les goûts et les instincts que M. Ruskin porte dans l’art ont une grande relation avec les tendances que la race anglo-saxonne a portées dans la religion. L’accusation qu’il lance à la renaissance d’avoir tué l’architecture par son servilisme, la répulsion qu’il éprouve pour la prostration du sentiment personnel devant l’autorité des procédés classiques, sont quelque chose de tout à fait semblable aux attaques dirigées par la réforme contre la doctrine catholique qui n’attribue qu’à l’église le don de connaître surnaturellement la vérité, qui en conséquence enjoint aux individus de faire abstraction de leur conscience et de leur intelligence pour adopter et pratiquer ce qui est prescrit par l’église comme le vrai et le bien. Quand il reproche aussi à la renaissance ses éternelles préoccupations du beau savoir-faire, quand il loue par opposition l’humilité gothique, qui, en empêchant l’artiste d’être sans cesse obsédé par l’idée fixe de rendre son exécution admirable, lui laissait la liberté d’écouter ses inspirations et de viser à un plus noble but, il n’est pas moins facile de reconnaître toute la psychologie et la morale protestantes : c’est bien la même pensée que la réforme a voulu exprimer quand elle a combattu les œuvres méritoires du catholicisme, quand elle leur a reproché de rabaisser la morale, d’apprendre aux hommes à n’agir que pour se faire valoir auprès du ciel, de les amener à ne rien concevoir, à ne se rien proposer de mieux qu’un bien-faire qui se trouve possible avec de mauvais sentimens.

Ce rapport intime entre les instincts religieux de l’Angleterre et les tendances qui s’y manifestent aujourd’hui dans le domaine de