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l’art apparaît surtout dans les pages où M. Ruskin s’attaque à une autre conséquence de la renaissance, à la confiance exagérée que nous plaçons dans la science. « Toutes les connaissances d’anatomie, de perspective ou de géométrie, insiste-t-il, ne mettront jamais un homme à même de deviner comment une chose doit être et apparaître, quand il n’a pas vu de ses yeux comment elle était et comment elle apparaissait en réalité. On n’a pas assez compris la différence radicale qui existe entre les fonctions de l’artiste et du penseur, entre leurs facultés respectives. L’artiste n’est pas autre chose qu’un homme qui a reçu de Dieu le génie de voir et de sentir, comme de se rappeler les apparences et les impressions qu’elles lui ont causées. Sans rien savoir sur la constitution géologique des roches, d’un coup d’œil un voyant comme Turner en découvre plus sur la forme des montagnes que toutes les académies n’en sauront jamais. Sans avoir jamais tenu un scalpel, un fils de teinturier, un Tintoret, n’a qu’à laisser aller sa main pour révéler sur le jeu des muscles une multitude de vérités qui déjoueront éternellement tous les anatomistes de la terre. » De fait, tout ce qui peut être réduit en formule, tout ce qui peut s’enseigner et être appris à volonté par tout le monde est précisément ce qui n’a nulle valeur pour l’art. Le génie propre du peintre ne commence que là où l’artiste se montre capable de rendre sensible pour d’autres ce qui est indéfinissable et passager, ce qu’il ne pourrait pas lui-même expliquer par des paroles. Il devient peintre quand il réussit à traduire instinctivement l’expression qui tient à des finesses de lignes inappréciables pour la raison, le mouvement vivant des muscles qui ne se laisse pas mesurer au compas, le je ne sais quoi qui est le prestige de la grâce ou de la majesté. En somme, la mission de l’artiste est de rendre un témoignage de témoin oculaire, et s’il ne peut pas dire : Veni, vidi, il ne pourra jamais dire : Vici. Il est impossible de transmettre à un homme le résultat des facultés de son voisin, impossible de parvenir, par une substitution du génie d’autrui, à le rendre capable de produire de belles œuvres sans qu’il ait lui-même du génie. « La grandeur en fait d’art ne peut ni être acquise ni enseignée : elle est simplement l’expression de l’âme d’un homme que Dieu même a fait grand. »

Ceci me semble admirablement poser cette vieille querelle du nord et du midi dont je parlais en commençant. On a dit que l’homme du midi était relativement crédule, indolent, enclin à l’habileté. Cela est vrai, mais cela n’entre pas assez au fond de la vérité. On a dit encore, et c’est M. Ruskin qui l’exprime ainsi, que l’homme du nord était plus indomptable, plus porté à opposer son sentiment personnel à la tradition, et son acte ou sa volonté à la destinée.