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avaient pris des proportions inattendues, et on s’en inquiétait en 1858 comme d’un danger pour l’avenir, s’il n’était pas conjuré par de promptes mesures. Il ne m’appartient pas de trancher la question en ingénieur. Je laisse à de plus autorisés le jugement définitif de ce procès ; mais j’ai rencontré quelquefois chez les hommes spéciaux tant de parti-pris, un si fier dédain de l’intelligence générale et un si vif besoin de voir des difficultés où il n’y en a pas, que je suis bien aise d’opposer d’avance à des conclusions techniques hasardées les conclusions plus sûres de l’observation pure et simple des faits.

La rade de Grey-Town dessine un véritable arc de cercle, vaste et sûr, presque entièrement fermé par sa corde, et au fond duquel débouche le fleuve San-Juan, ou du moins la branche la plus septentrionale de ce fleuve. La corde de l’arc se compose, dans la moitié de sa longueur, d’une presqu’île plate et boisée qui se rattache au delta par le sud, et pour l’autre moitié d’une prolongation sablonneuse de cette presqu’île allant en ligne droite vers la côte du nord. Cette bande de sable porte indifféremment dans le pays le nom de punta armas ou de punta de Castilla, et elle est devenue depuis 1850, par une concession de la ville de Grey-Town, le siège de la compagnie américaine du transit. Je voyais tous les matins, de ma galerie, sa longue ligne blanche et nue se prolonger comme une jetée naturelle parallèlement à l’horizon de la baie, enfermant dans son enceinte deux anciens vapeurs de la compagnie, plusieurs bâtimens de commerce et la frégate américaine dont j’avais aperçu de loin les grands mâts, la Susquehannah.

Au premier aspect, rien ne semblait plus heureux que cette formation successive d’une barrière continue et solide provenant évidemment de sables entraînés par le fleuve ; mais la pointe de Castilla s’allongeant chaque année de 200 ou 300 mètres, on pouvait prévoir le jour où l’entrée du port serait fermée, à moins qu’une violence subite du courant ne se fût frayé une issue nouvelle. D’un autre côté, il s’était produit dans le fleuve lui-même des changemens récens qui avaient beaucoup contribué à précipiter cet engorgement du port. On sait que le San-Juan, comme tous les grands cours d’eau, se divise, à dix lieues environ au-dessus de Grey-Town, en deux branches principales, dont l’écartement forme un large delta. La tradition est muette sur la date et la cause de cette séparation, et par conséquent de la naissance du Rio-Colorado ; mais il est certain que, depuis quelques années surtout, l’importance de cette dernière bouche, qui a l’énorme avantage de courir presque en ligne droite jusqu’à la mer, s’est beaucoup augmentée au détriment de l’autre, et que de plus, par une déviation accidentelle provenant de la position de quelques îles au-dessus de la bifurcation, la branche nord a gagné