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Le cadre choisi par lui est aussi simple que possible. Autour d’une table d’hôte, le hasard a réuni quelques convives parfaitement étrangers les uns aux autres : un doux et pacifique vieillard, un jeune homme irrévérent et bon compagnon, adonné aux cigares et aux calembours, un étudiant en théologie, une jeune et jolie personne, pauvre enfant déclassée par le malheur et tombée tout à coup des hauteurs sociales aux humbles fonctions de maîtresse d’école. La landlady et la fille de la landlady, jeune fille aux allures décidées, qui lit Byron et cherche un épouseur, complètent, avec un groupe de personnages secondaires où se laisse entrevoir le profil anguleux d’une vieille demoiselle puritaine, ce cercle, au milieu duquel se prélasse et pérore l’autocrate du déjeuner. Ce dernier se dérobe au sein d’une personnalité nuageuse. Il n’a ni nom, ni état connu. Son âge (il l’avoue) se rapproche fort de la quarantaine, et lui permet de parler avec une certaine autorité. Cette autorité, il l’exerce pour réprimer les écarts du jeune John, comme on appelle le représentant de la Young America, protéger au besoin la placide stupidité du « vieux gentleman en face, » railler doucement les prétentions littéraires ou autres qu’affiche la « fille de la landlady, » mais surtout pour surveiller de près l’étudiant en théologie, quand il lui semble regarder un peu trop complaisamment la douce et charmante figure de la school-mistress.

C’est l’intérêt toujours plus vif que l’autocrate accorde à cette modeste et digne enfant (il l’épouse en fin de compte), c’est l’attention chaque jour croissante avec laquelle la school-mistress écoute les théories abstraites et les dissertations excentriques de son compagnon de table, qui forment le lien très fragile et très peu nécessaire de ces essais, particulièrement ondoyans et divers. Ils touchent au mysticisme par la politique, aux journaux de sport par le calembour, aux mathématiques par la poésie, à l’ironie par l’émotion, à la vérité par le paradoxe. Si ce mélange de tous les genres, de tous les tons, de toutes les couleurs, ce kaléidoscope aux images mobiles et brisées, ce salmigondis de vers et de prose, ce tohu-bohu de théories incohérentes et de maximes sens dessus dessous est précisément ce qui plaît le mieux à nos voisins d’outre-Atlantique, il y a là un symptôme bien curieux à noter. D’où vient en effet qu’un peuple industriel, positif, ennuyé, prend ainsi son plaisir à ces capricieux zigzags d’une pensée presque insaisissable, à ces divagations savantes, à ces museries d’un esprit fantasque qui, muni d’un assez gros bagage d’érudition mal digérée, voltige, papillon allemand, autour d’une lampe fumeuse ? Après y avoir rêvé, nous ne voyons qu’une explication à ce problème. C’est l’erreur, commune à la vanité privée et à l’amour-propre national, en vertu de laquelle