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faite ? Qui donc parmi ceux qui rêvent un pareil idéal pour les ouvriers voudrait se contenter de passer ainsi sa vie dans une prison comfortable ? Et d’ailleurs ce triste rêve peut-il se réaliser toujours ? Voila bien la crèche et l’asile, et l’atelier et l’hospice. Mais tenez-vous à la porte de cette crèche, et vous verrez plus d’une mère contrainte d’emporter son nourrisson. Comptez les places dans l’asile, et comparez-les au nombre des enfans dont l’âge varie de deux à cinq ans. Ouvrez les registres de l’hospice ; vous frémirez en voyant combien il y a de candidats pour chaque lit, combien de surnuméraires attendent que la mort leur fasse une place ! L’hospice pourtant n’est pas un lieu de délices, la crèche n’est pas toujours souriante, et c’est un étrange bonheur pour une mère que d’obtenir la permission de se priver huit heures par jour de son enfant !

La vérité est que l’atelier ouvre à six heures, et la crèche, l’asile, ou l’école seulement à huit, que beaucoup de villes n’ont pas de crèches ou n’ont que des crèches en nombre insuffisant, qu’il faut encore payer presque partout une petite somme, et elle a beau se faire petite : il y a des mères qui ne peuvent pas la payer, même en se privant de pain. Dans cet asile gratuit, il faut pourtant que l’enfant apporte le matin son panier, car on ne le gardera pas mourant de faim sur ce banc. Pour l’école, c’est une autre difficulté : le maître a son règlement qui l’oblige à garder les enfans cinq heures par jour ; ce n’est pas trop pour l’étude, c’est bien long pour les parens, qui voient un enfant de sept ou huit ans déjà capable de dévider pendant trois ou quatre heures, de gagner trois sous, de payer son pain ! Il ne faut pas s’étonner de trouver tant d’enfans errans, à demi nus, dans les forts, dans les courettes, au milieu d’immondes ruisseaux : c’est que leurs parens ne sont pas assez riches pour les emprisonner dans les asiles. Ils sont aussi orphelins que si leur père et leur mère étaient morts, aussi abandonnés dans les rues d’une ville que dans un désert. En ouvrant au hasard une chambre d’ouvrier (on ne ferme jamais ces chambres à clé, il n’y a rien à voler), on rencontre quelquefois trois ou quatre marmots, confiés à la garde d’une fille de sept ans. Ils se tiennent debout tout le jour autour du poêle éteint, immobiles, mornes. Leur faiblesse, plutôt que l’ordre de la mère, les retient à la maison. La première pensée qui vient en les voyant, c’est qu’ils n’ont jamais souri ; la seconde, c’est qu’ils souffrent de la faim.

Il arrive assez souvent qu’une ouvrière mariée quitte la manufacture, surtout lorsque sa famille commence à devenir nombreuse. Elle rentre alors dans sa condition normale, car il est incontestable que les femmes sont faites pour vivre dans leur ménage, et qu’un état social qui les arrache à leur mari, à leurs enfans, à leur intérieur pour les faire vivre toute la journée mêlées avec d’autres femmes, ou,