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Aujourd’hui la loi limite la journée de travail effectif pour les adultes à douze heures. En y comprenant une heure et demie de repos, cela fait pour la mère de famille treize heures et demie d’absence. Encore faut-il supposer que son domicile est situé près de l’atelier, ce qui est fort rare ; la plupart du temps il y a lieu de compter une heure de plus pour l’aller et le retour : c’est donc en tout quatorze ou quinze heures d’absence pour la mère et de solitude pour les enfans. Il est clair que dans ces conditions la chambre est abandonnée ; elle n’est ni lavée, ni balayée, ni mise en ordre. On ne saurait le reprocher à cette malheureuse, qui, au moment de son retour, trouve à peine la force et le temps de faire le souper de la famille et de coucher les enfans.

Ainsi la femme occupée dans la manufacture ne peut plus être la providence du logis ; la nécessité inflexible la prive du bonheur de donner à sa famille ces tendres soins que rien ne supplée, et qui créent ailleurs des liens si puissans par la vertu du sacrifice et de la reconnaissance. Il faut qu’elle renonce à son rôle de confidente, de conseillère et de consolatrice ; elle est à la fois épuisée par le travail matériel, anéantie par l’impuissance de joindre à ses efforts tout ce qui on fait la grâce. Rien n’attend l’ouvrier dans sa demeure qu’une malpropreté repoussante, une nourriture insuffisante et malsaine, des enfans souffreteux qu’il ne connaît même pas, une femme dont le travail et la misère ont fait une esclave. Ce n’est rien pourtant que ces tristes soirées ; c’est la journée qui est le grand, le vrai malheur. Que deviennent les enfans pendant ces quinze heures ? Sans doute il y a la crèche, l’asile et l’école, institutions bienfaisantes qui ne remplacent pas la famille, car rien ne la remplace, mais qui au moins épargnent à l’enfant le malheur d’un abandon absolu. Rien n’est plus attrayant pour un observateur superficiel que la visite d’une crèche ; cependant qu’est-ce que cette vie qui commence là pour se continuer dans un atelier et finir dans un hospice ? C’est la vie en commun depuis le premier jusqu’au dernier jour. Supposez-la parfaite dans son espèce : une crèche admirablement tenue, un asile attrayant, une école ni trop indulgente ni trop sévère, un atelier vaste, bien aéré, où la tâche est fatigante sans être écrasante, un hospice où rien ne manque de ce qui est nécessaire et dans lequel la vieillesse trouve même un peu de superflu : est-ce donc là vraiment la vie d’un homme ? est-ce là surtout la vie d’une femme ? Quoi ! pas une heure dans ces longues années pour les affections intimes ! Pas une joie pour cette jeunesse ! pas un seul souvenir que cette femme arrivée au seuil de la vie puisse adorer dans son cœur et cacher au reste du monde ! Peut-être le corps se trouvera-t-il bien de cette vie commune ; mais est-ce pour cela que notre âme est