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tente de la voile du bord en l’étayant de leurs pagaies, et, quelques minutes après, tout rentra dans un profond silence.

Le lendemain, à cinq heures et demie du matin, nous sortions de cette passe resserrée, qui n’était séparée du lit du fleuve que par une île. Je trouvai le San-Juan plus splendide encore que la veille, et les cimes des arbres plus fières, quoiqu’elles fussent voilées de vapeurs. À peine avions-nous fait 2 ou 300 mètres, que la voix du patron me cria : « Sarapiqui ! » Deux issues s’ouvraient devant nous avec des contours d’une indicible beauté. L’une de ces issues, le Sarapiqui, semblait non pas descendre dans le fleuve dont il est un des principaux affluens, mais lui emprunter au contraire ses pleines eaux, qui allaient se perdre dans un lointain vaporeux. L’autre s’arrondissait à droite comme un lac mystérieux caché par des entassemens de forêts. Le rivage qui faisait face au Sarapiqui s’élevait en amphithéâtre, et dominait toute la scène de ses lumineuses hauteurs que le soleil commençait à dorer. Des milliers d’oiseaux chanteurs se répondaient d’une rive à l’autre. Je ne crois pas qu’il y ait rien au monde de comparable à ce magnifique confluent, si ce n’est peut-être celui du San-Carlos, à quinze lieues au-dessus.

J’ai dit que les eaux du fleuve paraissaient immobiles. Lorsque la pirogue s’arrêtait, elle tournait longuement sur elle-même, et ne se laissait ensuite aller à la dérive qu’avec une extrême lenteur. En réalité, le San-Juan n’a presque pas de courant, en dehors des rapides, dans la saison sèche. J’ai retrouvé cette sorte d’immobilité à tous les niveaux échelonnés de ses quarante-cinq lieues de parcours. On dirait les biefs dormans d’un canal à écluses. C’est une observation que je consigne en passant, et dont il y aurait à tirer quelques conclusions rationnelles, sinon techniques, contre les systèmes compliqués de canalisation auxquels ce beau fleuve a été soumis par les ingénieurs, en vertu de la vieille loi de Procuste.

Le Sarapiqui est une délicieuse rivière, coulant à pleins bords entre deux barrières vertes de 30 mètres de haut ; seulement il est moins profond, moins large et moins grandiose que le San-Juan. On ne voit jamais devant soi plus loin que deux cents pas, et l’effet d’optique produit par les arbres qui surplombent le fleuve et l’enferment fait croire qu’au-delà on va tomber dans un précipice. Nous trouvions à chaque pas des troncs renversés et même des îlots entiers détachés du bord avec leur végétation toujours puissante. Les deux rives semblaient minées par des voûtes impénétrables au soleil et de fraîches grottes de verdure. Je compris alors une histoire de serpent noir qui m’avait fait frissonner en Europe, et qui était rivée dans mon imagination au nom même du Sarapiqui. Une pirogue comme la mienne, montée par quatre nègres, passait sous ces voûtes