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ombreuses. Elle conduisait un Français épris de ces magnifiques paysages et désirant les observer de près ; mais si les fleurs ont des épines, cette splendide nature a le serpent noir, sans compter les caïmans. Un de ces reptiles, espèce de trigonocéphale dont la morsure tue en une heure ou deux, tomba d’une branche dans le canot du voyageur. Les quatre nègres se jetèrent aussitôt dans le fleuve ; quant au Français, il ouvrit tranquillement une boîte placée près de lui, et lorsque le serpent se dressa sur sa queue pour l’attaquer, il lui fit sauter la cervelle d’un coup de pistolet.

Cette bizarre aventure, dont j’ai connu le héros, m’avait inspiré une vague appréhension pour les berceaux sous lesquels nous nous engagions, car je n’étais pas assez sûr de mon adresse pour sortir victorieux d’un semblable duel. Toutefois, à mesure que le jour s’écoulait, ces refuges donnaient une fraîcheur de plus en plus précieuse, et je ne songeais qu’à en jouir. En passant ainsi sous un grand ceïba, dont l’envergure couvrait la moitié de la rivière, j’attirai avec force plusieurs lianes qui pendaient jusqu’à l’eau. C’étaient de véritables cordages de toutes les dimensions, depuis la ficelle ordinaire jusqu’au câble des navires, et qui certainement seront utilisés un jour dans l’industrie, ne fût-ce que pour les mille combinaisons de la vannerie. Il en tomba, non un serpent noir, mais un petit être qui me parut aussi intéressant et moins dangereux. C’était une espèce de sauterelle, taillée en triangle isocèle, avec deux gros yeux ronds placés aux deux angles égaux. La bouche occupait le milieu du petit côté du triangle, et sous les grands côtés se cachaient les ailes. Ce qui faisait de cette figure de géométrie un problème pour mon ignorance, c’est qu’elle portait au sommet un véritable dôme vert terminé par une pointe d’aiguille et orné de six bandes roses qui descendaient vers les angles. Le tout pouvait mesurer un centimètre carré, et ressemblait assez à une grosse épine de rose moussue marchant sur six pattes, la pointe en l’air. Je laisse aux naturalistes à décider si cette petite coupole verte à rubans roses était aussi un réservoir de venin.

Je n’avais pas encore rencontré de crocodiles, quoique toutes les rivières de l’Amérique centrale en soient infestées. J’ai appris depuis que la présence de l’homme est plus redoutable aux animaux féroces qu’ils ne le sont eux-mêmes pour nous. Quand on m’en signalait un à perte de vue le bruit des pagaies l’avait déjà fait disparaître. En revanche, de grands iguanes gris, race inoffensive s’il en fut, se promenaient gravement sur les plages sablonneuses, ou sommeillaient allongés sur une branche, à quatre-vingts pieds du sol. Il en résulta une chasse fructueuse qui me fit perdre une demi-journée. On en tua trois, et après la chasse vint la récolte des fruits de la forêt. Des faisceaux de bananiers couronnaient le sommet d’un talus.