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— Êtes-vous établi ici depuis longtemps ?

— Depuis six mois environ. Nous n’étions d’abord que trois compatriotes, puis il en est venu deux autres, et nous avons fini par nous adjoindre deux nègres que nous payons douze piastres par mois en les nourrissant comme nous.

De questions en questions, mon interlocuteur se mit à me raconter l’histoire entière des commencemens de ce qu’il appelait sa plantation. Les trois associés avaient d’abord abattu à coups de hache des centaines d’arbres énormes, presque tous durs comme du fer, dont je voyais quelques troncs de cent vingt pieds de long et de cinq pieds de diamètre couchés dans la savane. Puis ils s’étaient bâti à la hâte cette maison qui les abritait, simple toit de chaume supporté par des piliers, et ils avaient ensuite pourvu au plus pressé en plantant quinze cents pieds de bananiers. Plus tard, il leur était venu un quatrième compagnon, menuisier de son état. Celui-là avait confectionné successivement l’armoire qui contenait les provisions et un peu de vaisselle, la table et les bancs qui servaient aux repas de la communauté, plusieurs autres ustensiles indispensables, enfin les six lits de planches. Or celui que je devais occuper n’était en place que depuis trois jours. On le destinait aux étrangers et aux voyageurs, et j’étais arrivé juste à temps pour en profiter le premier.

— Du moins, repris-je, la terre répond-elle à toutes vos espérances ?

— Jugez-en vous-même. Voilà une plantation de bananiers ; elle n’a que deux mois, et, à la fin de l’année, elle portera des régimes de quatre-vingts à deux cents bananes, de cette belle espèce d’un pied de long qui est à mes yeux le meilleur fruit de l’Amérique. Désormais quinze familles entières pourront vivre, de générations en générations, avec ce seul produit de quelques jours de travail. Nous avons planté des pommes de terre, des ignames, des haricots verts et des haricots noirs, le plat national, et tout est sorti à la fois. Nous espérons même avoir des ignames de la grosse espèce, qui pèsent de soixante à cent livres. Nos goyaviers croissent de six pouces par jour. Nous allons semer du café, et dans trois ans nous aurons une première récolte. Notre cacao se fera un peu plus attendre, mais une fois qu’il sera en plein produit, il n’y aura plus qu’à le recueillir comme les bananes. Rien n’est comparable à la fécondité de cette terre. J’ai creusé des trous de quinze pieds, et j’ai toujours trouvé le même sol, composé de détritus végétaux accumulés depuis des siècles, et dont la couche s’épaissit chaque année.

— Et qu’espérez-vous faire dans l’avenir sur un terrain si propre à toute espèce de culture ?

— Oh ! bien des choses. Le plus important, c’est d’avoir une maison propre, un peu comfortable, où les voyageurs puissent loger. Je