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vais la bâtir sur cet emplacement déjà déblayé, — et il me montrait le point le plus saillant du plateau, — mon compagnon le menuisier fera les meubles, et j’irai acheter à San-José les matelas, le linge et tous les accessoires d’une auberge bien tenue. Presque tous les Costa-Ricains qui reviennent d’Europe passent par ici, et ils seront heureux de trouver un bon lit et un dîner passable là où ils n’ont rencontré jusqu’à présent que des moustiques.

— Oui ; mais quand vous en serez là, il faudra faire venir de Zurich une belle et bonne fille, qui sera votre femme et qui vous aidera à mener de front votre auberge et votre plantation.

— Oh ! j’irai bien la chercher moi-même ; j’y ai déjà songé.

Et il n’ajouta plus un mot. J’avais touché la corde secrète qui nous émeut tous et qui vibre avec d’autant plus de force que la solitude est plus profonde. Nous nous promenions alors sur les bords du Sarapiqui, à côté des troncs d’arbres d’un jaune d’or ou d’un rouge carmin dont les meubles de l’habitation étaient faits, et qui attendaient, couchés dans la vase, qu’une main industrieuse les utilisât ou que le commerce les fit connaître à l’Europe. J’avais obtenu de la complaisance du commandant et de celle de mes hôtes une liste approximative de ces riches essences avec des échantillons à l’appui. En présence de cette puissante nature, qui serait encore inviolée sans la hache d’un ancien soldat de Walker, et qui devra peut-être au rêve inavoué d’un émigrant suisse son exploitation future, je ne pouvais me défendre de cette réflexion, que l’étranger seul apprécie ces admirables élémens de civilisation et puise dans sa vitalité propre la volonté et le courage de les mettre en œuvre. L’indigène ne sent aucun des besoins qui servent d’aiguillon à la vie active. L’étranger seul s’aperçoit que les routes sont des abîmes, et que la production périt faute de débouchés abordables. Ceci explique comment Walker, arrivant après des guerres civiles énervantes où les deux partis avaient fait preuve d’une égale impéritie, put rencontrer au Nicaragua des partisans sincères. Beaucoup d’esprits sérieux étaient persuadés, beaucoup le sont encore, que la race hispano-américaine est absolument incapable de se gouverner elle-même et d’empêcher sa propre dissolution. Un homme se présentait, appartenant à une franc-maçonnerie laborieuse et opiniâtre qui a défriché un continent en un demi-siècle, et qui vient d’improviser en Californie une société complète, aussi exigeante et aussi raffinée que les plus vieilles sociétés de l’Europe. Cet homme amenait avec lui de hardis pionniers, et il annonçait, dans des prospectus retentissans, qu’il allait renouveler la face de l’Amérique centrale. Il était naturel qu’on le crût, et cette croyance fut le secret des adhésions tacites des premiers jours et du concours qu’il obtint de quelques caractères entreprenans, de quelques personnages connus, tels que le