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I.

La tradition du déluge est si ancienne, si universelle, elle a été consacrée par des autorités si respectables, qu’il paraît difficile de n’y voir qu’une invention de la crédulité naïve des premiers âges. Sans doute des circonstances fabuleuses entourent la plupart des récits où elle est consignée, mais sous cette enveloppe mythique il est impossible qu’il ne se cache pas un fait réel et positif, qui a laissé sa trace dans le souvenir des hommes et s’y est gravé en caractères ineffaçables. Non-seulement la Genèse, les mythologies de l’Inde, de la Chaldée, de la Perse, de la Grèce, les annales de la Chine, les poèmes de l’Edda, les traditions des populations d’origine celtique, font mention d’un déluge, mais on a rencontré chez la plupart des tribus du Nouveau-Monde et chez presque tous les insulaires de la Polynésie le souvenir d’un cataclysme qui aurait anéanti le genre humain, à l’exception d’un petit nombre d’individus. On a voulu, il est vrai, expliquer par autant d’inondations partielles, par des débordemens de fleuves et de lacs, des ras de marée de dates diverses, ces antiques traditions. La multiplicité de ces récits, et surtout la ressemblance qu’offrent entre eux les mythes qui s’y rattachent, prouvent cependant qu’il s’agit ici d’une seule et même catastrophe. Le caractère local qu’a revêtu chaque légende ne saurait être opposé à l’unité du déluge, puisque toute tradition mythique, une fois importée dans un pays auquel elle était étrangère, y prend nécessairement ce caractère. C’est ce qu’a mis hors de doute l’étude comparée des religions anciennes. Chaque peuple rapporte à sa patrie des faits dont il ignore le théâtre, et circonscrit dans les lieux qu’il habite l’expression poétique de phénomènes communs à toute la terre. Il est vrai que, sauf le passage de Platon sur l’Atlantide, tenu par quelques érudits pour d’origine égyptienne, on ne trouve pas en Égypte d’allusion directe à la tradition d’un cataclysme : les textes hiéroglyphiques sont muets à cet égard ; mais si la notion du déluge était simplement née du souvenir d’inondations périodiques dues à des débordemens de fleuve, quelle contrée devrait en garder plus le souvenir que le pays où le Nil déborde annuellement, et règle par la crue de ses eaux le cours de la vie agricole et civile ?

Il ne semble donc ni raisonnable ni légitime de repousser l’authenticité du déluge, et le récit de la Bible est un témoignage sérieux qui fait partie des plus vieilles archives de l’humanité. Ceci posé, la difficulté historique commence. Quel a été ce cataclysme ? Faut-il y reconnaître une inondation universelle qui fit périr tous les êtres animés, sauf ceux que la prévoyance de Noé sut dérober à la destruction ?