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Doit-on prendre les expressions de la Genèse à la lettre, ou s’agit-il simplement d’une irruption des eaux dans la partie de la terre alors habitée ? Si l’on s’en tient à l’esprit du récit biblique, on adoptera cette dernière supposition. Aucune allusion n’est faite par l’écrivain sacré à un déplacement des mers, à une transformation du relief terrestre. Les premiers chapitres montrent l’Assyrie existant déjà, et l’Euphrate l’arrosant de ses eaux. C’est là que paraît avoir habité Noé, car c’est sur le mont Ararat, en Arménie, que l’arche s’arrête. Les sources du grand abîme jaillissent, et la pluie tombe par torrens sur le sol quarante jours et quarante nuits ; puis, au bout d’une année, les eaux étant revenues à leur niveau primitif et la terre s’étant séchée, Noé sort de l’arche avec les siens. Ces mots : « toute la terre, » dont se sert la Genèse, n’ont qu’un sens indéterminé, et peuvent ne pas s’appliquer à tout le globe. Il n’est certainement question que de la terre connue par Noé. De même, après la catastrophe qui ruina Sodome et Gomorrhe, la terre est représentée comme devenue vide d’habitans, et c’est alors que les filles de Loth ont recours à l’inceste afin de perpétuer leur postérité.

Ce que je dis ici de la Bible peut s’appliquer aux autres traditions conservées ailleurs. On n’en saurait induire l’universalité du cataclysme. On y voit le plus souvent reparaître des circonstances analogues à celles que présente la Genèse, l’histoire de l’arche et de la colombe. La légende de Xisuthrus, conservée par l’annaliste Bérose, montre qu’en Chaldée la tradition du déluge avait été transmise sous une forme à peu près identique : Babylone, qui existait déjà avant la catastrophe, avait été reconstruite, et c’était de l’Arménie que Noé avait tiré le bitume dont il enduisit l’arche. Ainsi les sources de bitume qui se rencontrent dans la région du Caucase datent d’avant le déluge, et cette circonstance prouve que l’état du sol a été peu modifié.

On sait aujourd’hui que les races qui ont peuplé l’Europe sont venues de l’Asie, et lors même que la légende de Deucalion ne s’offrirait pas déjà sous des traits visiblement empruntés à celle du patriarche dont parle la Genèse, on serait en droit de supposer que nous n’avons là qu’un souvenir apporté de la Chaldée. Les Aryas, venus du voisinage de l’Iran, sont allés s’établir sur les bords du Gange ; la langue et la mythologie des Scandinaves accusent une origine orientale ; enfin les derniers travaux de l’ethnologie ont fait retrouver en Asie le berceau des tribus indiennes de l’Amérique, émigrées par le nord-est.

La diffusion de la tradition du déluge ne prouve donc qu’une chose, c’est l’établissement en plusieurs régions du globe des descendans de ceux qui avaient été témoins de la terrible catastrophe.